Le monde a découvert la tornade Agathe Rousselle un jour de l’été 2021, alors que le Festival de Cannes se tenait exceptionnellement en juillet, pandémie oblige. Une édition mutante pour un film mutant : Titane de Julia Ducournau. Dans cette Palme d’or tranchante, l’actrice trentenaire tenait son premier grand rôle au cinéma. Une entrée en matière puissante dans la peau d’une jeune psychopathe capable de troubler les normes de genre – et de trouer aussi la peau de ceux qui se trouvaient face à elle. Pour ce film, Agathe Rousselle a travaillé sur son corps, dont Titane est en quelque sorte le mausolée : musculation, intense préparation physique, répétition des efforts. “J’ai dû m’imposer une hygiène de vie de sportive de haut niveau. J’étais ultra concentrée, ascétique pendant trois mois. Je devais garder mon énergie pour le tournage. La première scène où je danse sur la voiture en plan-séquence, on l’a tournée 34 fois. À la fin de la première journée, j’étais un peu kaput. Mais il restait tout à faire !”
Interview d'Agathe Rousselle, l'actrice magnétique du film choc Titane
Deux ans après cette fulgurance, l’événement le plus important de la vie professionnelle d’Agathe Rousselle continue de produire ses effets. Titane persiste dans la rétine. On a toujours envie de lui parler de cet étrange film qui déploie ses images, entre fascination du corps comme machine, horreur sanguinolente et réflexion sur le masculin et le féminin. “Je suis très fière d’avoir fait Titane, je le revendique totalement”, précise-t-elle. Mais elle n’abandonne pas pour autant sa liberté de penser. Là où de nombreux observateurs ont souligné la dimension féministe du film de Julia Ducournau, la comédienne récuse l’emploi de ce terme. “Ce n’est pas parce que le personnage principal est une héroïne que le film est féministe. C’est l’histoire d’une fille incapable d’aimer, pas très humaine, voire un peu psychopathe, qui va découvrir l’amour et sa propre humanité sous le regard d’un homme blanc, hétéro, de 60 ans [le personnage interprété par Vincent Lindon]. C’est lui le sauveur. Ça, pour moi, ce n’est pas féministe. On n’est pas face à quelqu’un qui a son destin en main : cette femme vit une tragédie, elle est prise dans un engrenage. En revanche, Titane parle d’amour d’une façon nouvelle.”
"Au lycée, les gens m’appelaient Chateaubriand... [Rires.] J’étais une littéraire.” Agathe Rousselle
Ce qui a attiré Agathe Rousselle vers le film relève moins d’une volonté de changer les représentations ou d’une conception politique du cinéma que d’un rapport particulier au travail d’actrice, que Titane lui a permis de toucher. “Ce qui m’a passionnée, c’est l’idée de la transformation. Je n’ai pas du tout envie de m’interpréter moi- même au cinéma. Avec ce rôle, j’ai pu entreprendre cette transformation physique très importante. Il a fallu que je prenne des cours de danse, de cascades, que je change mon corps car, à ce moment-là, je n’étais pas musclée. J’ai dû porter des prothèses, me raser la tête. Cela m’intéressait de mettre mon corps à l’épreuve.”
Un rôle idéal pour celle qui rêvait d’intensité, contactée, époque oblige, via un message privé sur Instagram. “J’ai reçu un DM me proposant d’auditionner pour un long-métrage. Je n’avais pas vu Grave [le premier film de Julia Ducournau], qui n’était pas ma came, car je n’aime pas les films d’horreur. Mais j’y suis allée parce que cela ne se refuse pas. C’était ma chance. J’ai franchi quatre tours d’audition et obtenu le rôle.” Au moment du casting de Titane, Agathe Rousselle travaille comme journaliste dans un magazine et prétexte des rendez-vous chez le dentiste à l’autre bout de Paris. Elle connaît alors sa première expérience de salariée, juste assez longtemps pour constater que l’esprit machine à café n’est pas adapté à ses désirs. Des désirs qui viennent de loin. La jeune femme raconte une enfance et une adolescence baladeuses.
Née dans le Nord où elle a vécu jusqu’à ses 10 ans, elle a ensuite habité Bruxelles, Toulouse et La Rochelle, avant de s’installer à Paris à l’âge de 20 ans. Cela fait alors un certain temps qu’elle veut devenir comédienne. “Depuis que j’ai 15 ans, précise-t- elle. Je suis la seule bizarre de la famille, personne ne m’a donné l’exemple. Je pratiquais le théâtre, j’ai réussi à continuer pendant ma classe prépa littéraire. Je suis aussi entrée au Conservatoire du XXe arrondissement. Mais on ne décide pas toute seule de ces choses-là.” Le désir des autres ouvre les possibles. Alors, en attendant d’être choisie – on pourrait écrire “élue” –, Agathe Rousselle a investi sa passion née au creux des pages lues. “Comme beaucoup d’enfants, j’aimais bien jouer des spectacles. Un peu plus tard, ce qui m’a motivée c’était le rapport au texte. Adolescente, les films d’Arnaud Desplechin ou de Bergman m’ont rendue folle et j’ai découvert des auteurs de théâtre qui m’ont bouleversée : Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Sarah Kane surtout. Leurs textes m’ont donné envie de les dire et de les entendre. Au lycée, les gens m’appelaient Chateaubriand... [Rires.] J’étais une littéraire.” Alors que sa famille habite à la campagne, en attendant les bus qui se font rares, Agathe Rousselle passe du temps à la médiathèque. Un soir, elle tombe sur une rediffusion du Phèdre de Patrice Chéreau, avec Dominique Blanc. Un choc. Adolescente, elle fait d’autres découvertes. “Quand le film Last Days, de Gus Van Sant, est sorti, je suis allée le voir cinq fois. Je lisais Baudelaire, j’étais très romantique, au sens xixe siècle. La tragédie me plaisait beaucoup, me touchait à un endroit particulier.”
“Ce qui m’a passionnée dans Titane, c’est l’idée de la transformation. J’ai dû porter des prothèses, me raser la tête. Cela m’intéressait de mettre mon corps à l’épreuve.”
Après ses études – hypokhâgne et khâgne –, Agathe Rousselle a mis un certain temps à emprunter une ligne droite – en a-t-elle seulement eu envie ? Plusieurs métiers se sont succédé et même chevauchés : mannequin, photographe, capitaine d’une équipe de running via Adidas, brodeuse (avec sa propre marque) et même journaliste. Elle a cofondé le fanzine féministe Peach avec Tifenn-Tiana Fournereau, une publication entièrement réalisée par des femmes. “J’aimerais le relancer”, glisse l’intéressée. Mais ce serait un projet parallèle, car une certitude structure sa vie : “Être sur une scène ou un plateau de cinéma, c’est l’endroit où je me sens le mieux au monde.” Elle brandit son téléphone où figure la liste des cinéastes avec lesquels elle aimerait collaborer. “Je vous lis les noms ? Yorgos Lanthimos, Chloé Zhao, David Fincher, Noah Baumbach, Michaela Coel, Phoebe Waller-Bridge, Paul Thomas Anderson, Greta Gerwig, Pablo Larraín, David Lynch, Jane Campion, Will Ferrell, Joachim Trier, Ruben Östlund, Jordan Peele, Luca Guadagnino, Gus Van Sant, Nana Mensah, Pedro Almodóvar, Quentin Tarantino. C’est une liste stylée !” On fait remarquer l’absence de cinéastes français. Elle rectifie, évoque sa passion pour Mathieu Amalric, son admiration pour Audrey Diwan, Bertrand Mandico et la Québécoise Monia Chokri. “J’aimerais collaborer et échanger avec eux, c’est ce que j’attends en premier de ce métier. Je ne veux pas faire un seul type de films. J’ai envie d’expérimenter avec des artistes qui ont une vision. C’est ce que j’ai connu avec l’opéra Last Days, un moment génial.” Le film de Gus Van Sant (inspiré de la vie du chanteur de Nirvana, Kurt Cobain) a été adapté en opéra par Oliver Leith et Matt Copson. Agathe Rousselle y tient le rôle principal, celui de Blake. “Je n’avais pas prévu de faire un opéra dans ma vie. Je n’y chante pas vraiment, sauf une petite chanson. Après Londres, nous allons le jouer à nouveau à Los Angeles en février 2024”, explique cette fan de musique qui avoue en écouter “tout le temps”.
Agathe Rousselle, héroïne magnétique du film Cash sur Netflix, aux côtés de Raphaël Quenard
L’actrice collabore avec Louis Vuitton en tant qu’ambassadrice de la marque. Une façon de rappeler qu’elle a beaucoup évolué dans le milieu de la mode, mais aussi une expérience en cohérence avec son désir. “Je prends ce statut comme du mécénat. Je suis très reconnaissante d’être dans cette maison-là, de rencontrer d’autres actrices. Ils ont à cœur qu’on soit à notre meilleur sur un tapis rouge, et ça fait toujours plaisir! Il s’agit aussi de représentation. À chaque fois, l’image qu’on renvoie peut rencontrer, ou ne pas rencontrer, l’imaginaire des autres. Et cela fait partie de notre boulot. La mode, c’est du costume. De façon consciente, je choisis de ne pas avoir des looks trop masculins sur les red carpets car je sais que cela me colle à la peau et j’en ai un peu marre. On dit de moi que je suis androgyne, ça ne me va pas, pas tout le temps.”
Changer de territoire, échapper à l’image construite par Titane, qui pourrait l’enfermer : le défi est légitime. “À un moment, j’étais très inquiète. Après le film, il a fallu du temps pour que j’accepte un projet, car peu de choses me plaisaient. On me dit parfois que je fais peur à cause de Titane, mais je trouve ça fou. C’est un rôle ! Certains pensent que je suis dark, alors que non. Ici, on met les gens dans des cases assez vite. En Angleterre ou aux États-Unis, on salue plutôt les performances.” Cet automne, la comédienne va jouer dans un film australien, How to Make Gravy, fondé sur une chanson de Paul Kelly, “un peu le Springsteen local”. Elle retrouve au casting l’acteur britannique Hugo Weaving (Matrix, Priscilla, folle du désert). Même si elle a joué l’été dernier dans le film Netflix Cash de Jérémie Rozan, avec Raphaël Quenard, elle constate une tendance. “On me propose des choses ailleurs qu’en France. Culturellement, c’est vrai que je me sens plus proche de l’ambiance anglo-saxonne. C’est le cas depuis que je suis très jeune. [...] J’aime le voyage. Et je peux dire que, créativement, je me sens toujours mieux ailleurs que chez moi, même s’il y a en France des gens merveilleux avec qui je rêve de travailler.”
Cash (2023) de Jérémie Rozan, avec Raphaël Quenard et Agathe Rousselle, disponible sur Netflix.