Honorée aux Oscars en 2017, mise en avant par la nouvelle génération cinéphile et féministe, Agnès Varda profitait récemment d’une renommée plus grande encore que celle qu’elle avait connu durant ses sept décennies de carrière. Le monde post-MeToo lui donnait enfin la place qu’elle mérite, c’est-à-dire tout en haut du panthéon des cinéastes importants de la deuxième moitié du XXe siècle. Celle que l’on surnommait parfois la “grand-mère de la Nouvelle Vague”, seule femme ou presque d’un mouvement largement masculin, s’est éteinte ce vendredi 29 mars des suites d’une longue maladie. De La Pointe courte à Sans toit ni Loi, en passant notamment par le merveilleux L’une chante, l’autre pas ou encore son travail de documentariste et de plasticienne, Varda a traversé le spectre des images de manière extraordinaire. Longtemps mariée à Jacques Demy avec lequel elle a eu deux enfants et vécu un compagnonnage de cinéma unique, elle laisse une œuvre dense, qui fait le lien entre une approche moderne de son art, brisant tous les codes, et des récits novateurs, centrés autour de personnages féminins inoubliables. C’est la plus grande réalisatrice française que nous pleurons aujourd’hui. Nous l’avions rencontré en 2012, au Festival de Cannes, alors qu’elle présentait une copie restaurée de son chef d’œuvre, Cléo de 5 à 7.
Numéro : Vous venez de présenter une version restaurée de Cléo de 5 à 7 au Festival de Cannes. Cinquante ans après, le film est un éblouissement !
Agnès Varda : À ma grande surprise, la salle était pleine. Cette opération a du sens par rapport au patrimoine, que moi j’appelle plutôt “matrimoine” dans mon cas. Les films anciens, tous tirés sur pellicules montées en bobines, ne pourront plus être projetés parce que les salles sont équipées en projecteurs numériques, d’où la nécessité de numériser les films et de les restaurer en même temps.
Cléo de 5 à 7 est à la fois un beau film triste sur la fin de l’innocence et un document sur Paris au début des années 60.
Je voulais prendre d’assaut le sujet de la mort, appliqué à une personne jeune et séduisante. Mon héroïne est probablement malade, mais tout son entourage proche a l’air de s’en moquer. Alors elle se promène dans Paris et s’achète un chapeau en attendant ses résultats d’analyse. Elle gagne du temps sur le temps. La crainte de mourir l’aide à aller vers les autres. Elle rencontre un soldat qui a lui aussi peur de mourir, mais à la guerre. Le film parle de rencontres. Je pourrais le tourner aujourd’hui. Georges de Beauregard, qui avait produit Lola de Jacques demy, m’avait dit : “Si vous faites un film pas cher, vous avez carte blanche.” J’ai eu l’idée de tourner à Paris pour éviter de payer des voyages ; dans une temporalité ramassée, pour ne pas multiplier les costumes. Ces idées prosaïques se sont transformées en moyen d’expression. Le temps et la géographie restreints sont devenus le sujet. Le temps réel, surtout.
Comment voyez-vous la Nouvelle Vague a posteriori ?
C’est le nom donné par Françoise Giroud à ce paquet de jeunes cinéastes doués, qui, de 1960 à 1970, ont créé des films capables de bouleverser le cinéma. On m’appelle parfois la “grand-mère de la Nouvelle Vague” – et j’aime bien – parce que j’ai commencé en 1954. De sacrés auteurs sont sortis de ce bouillonnement ! La Nouvelle Vague a secoué le cinéma d’Europe centrale et des États-Unis. Tout le monde s’est réveillé après nous. Rassembler Demy, Godard, Truffaut, Chabrol, Resnais, Marker et moi, c’est un peu extravagant, mais c’est la vérité dans cette période précise. Nous étions amis pour certains d’entre nous. Je me souviens que Jacques Rivette parlait de cinéma mieux
que personne. Dans Cléo de 5 à 7, Godard et Anna Karina apparaissent brièvement dans un sketch.
Vous étiez tout de même particulière dans ce groupe.
Je ne faisais pas partie de l’équipe des Cahiers du cinéma, je n’avais aucune passion particulière pour le cinéma américain, et je n’étais ni une “décortiqueuse” de films ni une théoricienne. Donc j’étais un électron libre. Avec Jacques Demy, nous étions davantage dans la vie que nos camarades, qui vivaient “dans” le cinéma. On se tenait la main, on allait voir des films, on marchait dans la rue...
Quelle était votre ambition ?
J’espère que mon travail sert à des gens qui cherchent dans le cinéma une nourriture un peu plus complexe que simplement un récit qui fait plaisir, qui émeut, et des blagues qui font rire. Il s’agit d’approcher ce qu’on ne connaît pas de nous-mêmes, de ressentir des émotions qu’on n’a pas encore ressenties, de vivre des vies qu’on n’a pas le courage de vivre, de gravir des montagnes qu’on ne montera jamais. J’ai toujours privilégié l’intuition, la communication sans psychologie, ce qui se glisse entre les mots. Dans Sans toit ni loi (1985) je voulais que la réalité des comportements atteigne le spectateur. J’essaie encore de travailler avec la matière des sons et des images, de produire des frémissements dans le cadre. C’est de cette manière que je suis devenue visual artist, comme on dit. Je préfère ce mot à celui de plasticienne. Aujourd’hui, je montre mon travail dans des galeries ou des musées.
“Le milieu de l’art et celui du cinéma sont imperméables. Peu d’artistes s’intéressent aux films et peu de cinéastes s’intéressent à l’art.”
“Cléo de 5 à 7” (1962) – Bande-annonce
En dehors de Paris, vous avez passé beaucoup de temps à Los Angeles. Une autre manière de ne pas rester associée à un seul lieu ?
Los Angeles est une ville que j’adore, très importante pour moi. J’y ai suivi Jacques qui avait signé un contrat avec la Columbia en 1967. Ce premier séjour a duré trois ans. Un moment joyeux, avec le tournage de mon film Lions Love (... and Lies), sur les hippies qui voulaient conquérir Hollywood à leur façon, à poil et en rigolant.
C’était en pleine vague hippie.
Avec Jacques, on aimait aller aux sit-in dans les jardins, pleins de gens avec enfants et chiens. On apportait des fraises, les doors jouaient à l’œil, il y avait un esprit de partage. Quand on était invités dans les dîners pour jouer le rôle des petits Frenchies, on nous demandait : “When are you going back?” Pour réussir à Hollywood, il fallait s’accrocher, comme Miloš Forman, qui a végété huit ans avant de percer.
Le deuxième séjour a été moins radieux.
La deuxième fois, c’était en 1979. J’écrivais des scénarios pour les studios et ça ne marchait pas. Jacques n’arrivait pas réaliser ses projets, malgré les grands films qu’il avait faits. nous étions installés au bord de la mer et nous nous sommes retrouvés un peu en décalage. Il est allé habiter à l’hôtel. Mon film Documenteur est né de cette mélancolie. J’arpentais cette ville extravagante, pleine de lumière et d’ombres, où l’on sentait le bout du rêve d’aller vers l’ouest. Après, il n’y a plus rien. Mais j’ai filmé des murals. À venice, des gens paumés pensaient qu’ils allaient devenir des stars... On retrouve des images de cette époque dans Americano, le long-métrage de mon fils mathieu, sorti en 2011.
Comment avez-vous envisagé le cinéma après la mort de Jacques Demy en 1990 ?
Dans ma vie privée, très durement. Nous allions beaucoup au cinéma et nous parlions de cinéma. Ses commentaires m’ont manqué. Ils me manquent. Et puis j’ai trouvé vraiment injuste que sa carrière de cinéaste s’arrête. Aujourd’hui, je travaille davantage qu’avant et je regarde plus la télévision.
Votre pratique du cinéma est très personnelle, presque isolée, avec de petites caméras numériques...
Je n’ai jamais traîné avec les groupes de réalisateurs... Je suis très solitaire. Avec Jacques, nous étions deux solitaires ensemble. Il ne voyait pas ses techniciens et ses acteurs,
il préférait la solitude avec moi. nous allions beaucoup à Noirmoutier.
Avec l’art contemporain, vous avez trouvé une nouvelle famille ?
Le milieu de l’art et celui du cinéma sont imperméables. Peu d’artistes s’intéressent aux films et peu de cinéastes s’intéressent à l’art. Dans le milieu de l’art, ils m’ont à peine adoptée car je suis hybride. Je ne suis pas restée dans ma petite case. en ce moment à nantes, j’expose une installation où figurent des télés dans un matelas ou un poêle. Je travaille sur les matières, l’espace et la durée. Dans les expositions, j’ai remarqué que les gens restent en général deux ou trois minutes à regarder une vidéo de sept minutes. Pourtant ils se tapent des films de deux heures sans sortir de la salle. Mais ils n’ont pas envie de s’arrêter, sauf s’ils ont payé dix euros et sont assis dans un fauteuil...
Quel est votre rapport au cinéma contemporain ?
Je vais voir les auteurs : Lynch, Kiarostami, Mazuy. J’ai beaucoup aimé le travail du mexicain Carlos Reygadas même si j’ai été déçue par son dernier film. Certains se perdent en route.
Comment fait-on pour ne pas se perdre ?
Je crois que je ne me suis pas perdue. Je n’ai jamais tenu pour acquis les compliments et je me suis toujours considérée comme marginale. J’ai connu le succès dans la marge. aucun de mes films n’a marché, sauf un, Sans toit ni loi, qui a fait un million deux cent mille entrées. Mais c’était presque une erreur ! Mes autres films sont vus par des cinéphiles, en Europe, aux États-Unis, en Chine, au Japon...
Le cinéma d’auteur est-il en danger ?
Il y a des idées reprises par des jeunes qui ne connaissent pas l’histoire du cinéma. Il faut innover du côté de l’intuition. Je crois que la psychologie franco-française a vécu. Aujourd’hui, en France, j’aime Céline Sciamma et son Tomboy, Rabah Ameur-Zaïmeche, Abdellatif Kechiche. Ils ont de nouvelles inspirations. Quant au Québécois Xavier Dolan, il a tout pour déplaire. Ses films sont en désordre, mal montés, mal réalisés, mais quelle énergie sensible !
Il faut insister aujourd’hui pour réaliser des films libres.
J’ai eu du mal à produire Les Plages d’Agnès, en 2000. Alors comment font les jeunes qui n’ont pas mon CV ? Dès qu’on est un peu différent, c’est dur. Les images neuves
et les films innovants sont rares. Il faut d’autant plus les chérir.