Auréolée en 2010 du Prix d’interprétation féminine à la Mostra de Venise pour son rôle dans Attenberg, d’Athina Rachel Tsangari, Ariane Labed a ensuite enchaîné les rôles de femmes à la sexualité radicale et aux trajectoires inattendues. Pour son mari, le cinéaste grec Yorgos Lanthimos, elle a incarné une femme de chambre qui se prostitue au bon vouloir des clients d’un hôtel (The Lobster), tandis qu'en 2014, pour Lucie Borleteau, elle a revêtu le costume d’une femme marin aux innombrables conquêtes (Fidelio, l’odyssée d’Alice). Passée par la danse classique – qu’elle abandonne à 16 ans –, l’actrice originaire de Grèce semble envisager sa carrière comme les plus grands ballets : éblouissante, ultra calibrée, évoluant aussi bien au fil des années qu'au gré des rencontres. Alors qu'elle a fondé, pendant ses études à la faculté d'Aix-Marseille, sa propre compagnie de théâtre, la comédienne aux 23 films n'a eu de cesse de se rêver cinéaste. En 2019, elle dévoile à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes son premier court-métrage, Olla, qui bâtit les fondations de son cinéma. À travers l'histoire d'une immigrée ukrainienne aux jupes ultra courtes hébergée chez un vieux garçon rencontré sur Internet, Ariane Labed dresse le portrait aussi tendre que cruel d'une société en mal de tendresse. Rencontre.
Numéro : Dès le début de votre premier court-métrage, Olla, il y a de sublimes plans fixes et notamment d’une grand mère, assise immobile sur un fauteuil. J’ai tout de suite pensé à No Home Movie [2015], le dernier film de Chantal Akerman où elle filme sa mère en plan fixe, dans son salon…
Ariane Labed : Chantal Akerman est une cinéaste que j’admire et oui, ses films sont clairement une référence pour Olla. Pour ce qui est des décors et de l’esthétique générale du film, c’est je me suis davantage inspirée de l’endroit où j’ai grandi : j’ai tourné tous les extérieurs à Bourges, la ville où j’ai vécu avec ma famille à partir de l’âge de 12 ans. C’est un type d’atmosphère qui me parle, qui m’est intime et étranger en même temps.
Dans le film, on voit un groupe d’hommes qui zonent en bas d’un immeuble, probablement en fumant des pétards et qui sifflent Olla. C’est quelque chose que vous avez vécu ?
On a tourné ça juste derrière mon lycée et il y avait plein de gars comme ça à l’époque. D’où qu’on vienne, ces espèces de meutes de garçons qui trainent nous sont très familières et il y a quelque chose que je trouve vraiment charmant là dedans, de pathétique mais à la fois très touchant. Dans mon film, ces hommes sont inoffensifs et je voulais montrer que le danger ne vient pas de là où l’on pourrait s’y attendre. Pour une femme, la menace peut vraiment venir de son propre foyer et c’est de ce type de violence dont je voulais parler.
Olla emménage chez Pierre, un vieux garçon à l’apparence très douce qu’elle a connu sur un site de rencontre. Pour interpréter ce personnage, vous avez choisi un acteur qui ressemble étrangement à Michel Houellebecq – en plus jeune, plus doux et moins abîmé, bien sûr. Pourquoi ?
(rires) Je n’y jamais pensé ! Michel Houllebecq représente une chose très noire et répugnante et je trouve Grégoire Tachnakian vraiment beaucoup plus beau et lumineux. D’où ce choix d’acteur, je voulais qu’il n’ait pas l’air menaçant, sinon l’histoire aurait été totalement modifiée. Le personnage de Pierre ne se rend pas compte de sa violence, il est d’une bêtise profonde, ce qui fait de lui quelqu’un de très néfaste. Quand il demande à Olla de changer de nom, il essaie de s’emparer de son identité ou de la transformer… C’est terrible.
Le gentil Pierre finit même par la violer… D’habitude, au cinéma, un viol implique des scènes de lutte, il faut se battre, que le personnage masculin soit un ogre et qu’il étrangle la femme… Et là, c’est tout le contraire : il ne la frappe pas et on ne voit aucune violence, à laquelle on est pourtant habitués dans les fictions. Aviez vous envie de faire basculer ce regard quasi universel sur le viol ?
J’ai beaucoup parlé avec des amies, mes sœurs et des femmes de mon entourage en écrivant ce film. Je n’en connais presque aucune qui n’a pas vécu quelque chose de similaire, qui ne s‘est pas forcé avec son partenaire ou avec son ex. C’est effectivement de ce genre de violences dont je voulais parler et c’est quelque chose de très délicat à faire au cinéma parce qu’il y a des codes. C’est souvent mal écrit et fantasmé. À travers cette scène, je voulais vraiment montrer comment on peut forcer quelqu’un avec tendresse ou même en le faisant rire : c’est ce qu’on appelle de la violence domestique, des traumatismes vécus au sein d’un lit dans lequel on s’allonge de son propre chef.
Olla / Ariane Labed 2019 / France, United Kingdom
Il y a une scène où Olla se masturbe dans la cuisine. Elle est en train de manger… du jambon ! Pourquoi ?
Quand j’ai écrit cette scène, je n’avais pas défini ce qu’elle mangeait mais je voulais qu’elle jouisse la bouche pleine. Je souhaitais aussi montrer qu’elle pouvait faire deux choses en même temps, comme on peut lire un article et se coiffer au même moment. Là, il s’agit de masturbation et j’avais envie de quelque chose de très quotidien et de très humain dans cette action. Le désir féminin est quelque chose d’aussi important que penser, respirer, manger, danser ou marcher. Ce n’est pas parce que c’est du sexe qu’on doit changer de lumière ou d’ambiance dans la façon de filmer. Quant au choix du jambon, je ne voulais pas que la scène devinenne cute donc j’ai choisi de la viande, c’est plus viscéral.
Dans les films d’hommes, les scènes de masturbation féminines sont souvent très éloignées de la réalité. Pensez-vous qu’un homme est incapable de filmer une femme qui se donne du plaisir ?
Je ne pense pas que ce soit impossible pour eux. La masturbation est quelque chose de très intime et si l’on ne comprend pas ce qui peut motiver un personnage féminin à faire ça, il n’y a pas d’intérêt à l’écrire. S’il y a des scènes comme celles-là dans un film fait par un homme, ce ne sera pas pour les mêmes raisons que les miennes… ce sera peut être plus voyeur. Pour moi, c’était important d’en parler sans que ce soit hyper érotisé ou fantasmé.
Le sujet du film est aussi celui du choix de se prostituer. J’ai pensé à un excellent film, différent du votre, mais qui traite aussi de ce sujet : L’Apollonide de Bertrand Bonello. Qu’en avez vous pensé ?
Bertand Bonello est un réalisateur très talentueux que j’admire beaucoup. J’aime beaucoup L’Apollonide, même s’il est chargé de fantasmes masculins et de sa propre vision d’un bordel. C’est très intéressant d’avoir le regard d’un homme là dessus mais au cinéma, je suis en manque d’un autre regard. C’est certainement ce qui m’a poussé à écrire Olla : dans les fictions, on a grandi avec une certaine forme de fantasmes autour de nos genres, de nos sexualités et de nos désirs. Comme la plupart ont été faites par des hommes, je voulais apporter un autre point de vue : le mien, ou plutôt celui d’une femme.
Je sais que vous êtes fan de John Cassavetes, un cinéaste dont l’univers est assez axé sur la famille. Votre mari, Yorgos Lanthimos, réalise souvent des films sur la famille dysfonctionnelle ou malsaine (Canine, La mise à mort du cerf sacré). C’est quelque chose dont vous parlez, à la maison ?
Non, pas du tout. Si des artistes se mettent à conscientiser leur travail, ils perdent quelque chose, alors on ne parle pas de nos projets.
Vous êtes sa plus grande fan ?
J’étais fan de son travail avant d’être avec lui (rires). J’adore son premier film Kinetta [2005], que personne n’a vu. Il est très expérimental et libre, c’est un très beau film noir. J’ai joué dans son film The Lobster [2015] que l’on a pensé ensemble et sur lequel j’étais impliquée assez tôt. Quand Yorgos pensait au casting, il m’a demandé si ca m’amuserait d’interpréter le rôle de la femme de chambre qui satisfait les désirs sexuels des visiteurs et j’ai accepté.
Vous comprenez que son cinéma puisse choquer ?
Je ne comprends jamais ce qui choque les gens ou pourquoi. En tout cas, je pense que son cinéma déplace des lignes et qu’il est dérangeant à certains moments parce qu’il montre certains aspects noirs de l’humanité.
Olla (2019) d'Ariane Labed, disponible sur MUBI.