Artiste surdoué, Benjamin Millepied a été nommé danseur étoile du New York City Ballet en 2001, à l’âge de 24 ans. Le public français a appris à le connaître quand le natif de Bordeaux a été nommé directeur de la danse à l’Opéra de Paris, une institution qu’il a voulu faire entrer dans la modernité lors de son passage entre 2014 et 2016. Il vivait alors à Los Angeles et avait déjà commencé une carrière de chorégraphe. À ces talents s’ajoute cette année celui de réalisateur de cinéma : son premier film, une adaptation de Carmen, arrive sur les écrans français, ce mercredi 14 juin. L’occasion de discuter avec l’intéressé de ses nouveaux désirs, où l’esprit de la danse peut partout se glisser, y compris sur grand écran.
Rencontre avec le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied, qui réalise son premier film, Carmen
Numéro : L’image d’une personnalité hyperactive vous colle à la peau. Par quoi êtes-vous occupé en ce moment ?
Benjamin Millepied : J’ai déménagé à Paris, où je vis désormais. Je prépare le Paris Dance Project avec mon associée, Solenne du Haÿs. C’est un grand projet d’éducation pour les jeunes en difficulté, avec une académie chorégraphique. Je me concentre sur l’Île-de- France, pour y promouvoir la danse et en faire un outil qui donne de la confiance en soi et du bien-être à ces jeunes, presque comme une thérapie. J’ai commencé avec les Apprentis d’Auteuil la semaine dernière, à Meudon, et nous allons aussi travailler avec Espérance Banlieues. Cela me tient beaucoup à cœur. En même temps, je suis artiste résident à la Philharmonie de Paris. J’y prépare un spectacle avec sept jeunes chorégraphes, sept plasticiens et sept musiciens, qui ensuite circulera. En parallèle, je m’occupe de la curation du L.A. Dance Project, que j’ai créé il y a douze ans maintenant en Californie. Je lance à Paris des projets à long terme, qui pourront être déclinés ailleurs avec d’autres artistes, mais c’est magique pour moi de le faire dans la capitale française.
Pourquoi avez-vous décidé de revenir à Paris, sept ans après avoir quitté l’Opéra ?
Ce recentrement est un choix personnel. J’ai habité dix ans à Los Angeles. J’y ai créé une troupe, dans un beau lieu, qui a façonné une communauté de jeunes gens amoureux de la danse. C’est magnifique et cela va continuer, mais la ville n’était pas à la hauteur de mes ambitions en termes d’espace et d’expansion. Aux États- Unis, la question de la culture est compliquée du point de vue financier, et j’y ai aussi ressenti un certain isolement. La ville de L.A. est faite pour que vous restiez dans votre voiture ou votre maison, pas du tout pour que les gens se rencontrent. Durant le Covid, j’ai eu l’occasion de passer un an en Australie, où j’ai tourné mon film Carmen. La qualité de vie y était formidable. Puis je suis revenu à Los Angeles, contraint de faire trois heures de voiture par jour pour emmener et ramener mes enfants – dont je m’occupe beaucoup – en fonction de leurs activités. Quotidiennement au volant, à me nourrir des programmes de nuit de France Culture, je me suis dit : “J’ai 44 ans, et je n’ai pas envie de passer les dix prochaines années de ma vie de cette manière...” Pendant cette période, je me suis rapproché de Doug Aitken, un artiste que j’aime beaucoup, avec qui j’ai échangé sur de nombreux sujets. Un jour, il m’a fait remarquer : “C’est merveilleux d’avoir des conversations comme ça, dans cette terre désolée.” Que moi je le pense, c’était une chose, mais que lui, un artiste californien qui a passé sa vie là-bas, le formule aussi spontanément, cela voulait dire beaucoup. Alors qu’on pouvait s’imaginer qu’il vivait entouré d’une vaste communauté, en fait, pas du tout. Il se sentait seul. Là, j’ai compris que je n’avais pas envie de cela pour mes enfants.
“Aux États-Unis, et même à New York, je ressens cette course aveugle vers la fin du monde. J’ai besoin d’une communauté qui a les yeux ouverts.” - Benjamin Millepied
L’Amérique vous a lassé ?
Il y a une chose qui me dérange beaucoup, c’est le mensonge dans lequel on vit aux États- Unis. Même à New York, je ressens très fortement ce mensonge capitaliste où il y a un tel écart entre les paroles et les actes, notamment au sujet des inégalités et de l’environnement. Les gens vivent tellement aveuglément. Cela a été très difficile de revenir à Los Angeles après le Covid. J’ai été obligé de côtoyer des gens qui allaient soutenir mes projets, mais je me sentais vraiment en décalage et j’avais envie de partir. Paris est fantastique, tout ce que j’espérais. Les gens sont engagés socialement. Je rencontre tous les jours des personnes hyper intéressantes et j’apprends des choses. Il y a un public, une envie de culture, dans une période où on en a vraiment besoin. Aux États- Unis, et même à New York, je ressens au contraire cette course aveugle vers la fin du monde. J’ai besoin d’une communauté qui a les yeux ouverts, et d’une ville où l’on peut marcher.
Votre film Carmen, inspiré de l’opéra de Georges Bizet, a été tourné en Australie alors que l’histoire se déroule au Texas et à Los Angeles. Pour quelle raison ?
Nous n’avions pas le budget pour réaliser le film dans les lieux décrits par le scénario. Il a été question que je tourne au Mexique, mais le Covid est arrivé et j’ai accompagné Natalie [Natalie Portman, sa femme] sur un tournage en Australie. Je me suis vite rendu compte que je pouvais réaliser le film là-bas, dans de meilleures conditions et avec une équipe incroyable. Je pouvais même appuyer le côté fiévreux de la mise en scène.
À quand remonte votre passion pour l’image ?
Le désir de regarder avec curiosité a toujours été un instinct chez moi. À 17 ans, j’ai pris l’appareil photo de mon grand-père, un Rolleiflex qui faisait de très belles images. Je n’en ai d’ailleurs jamais acheté d’autre. Comme j’ai beaucoup voyagé aux États-Unis, je me suis imprégné de leur tradition photographique. Lorsque j’ai commencé à faire des courts-métrages ou des films sur des spectacles de danse, j’ai poursuivi dans cette voie. Le cinéma a toujours fait partie de moi, j’ai même grandi avec. Je me souviens de deux films en particulier que ma mère m’a emmené voir quand j’avais 6 ou 7 ans : Le Salon de musique de l’Indien Satyajit Ray et On achève bien les chevaux de Sydney Pollack. Pas du tout pour mon âge ! Mais ils m’ont marqué. Après, j’ai vu les westerns de John Ford avec John Wayne. Et les comédies musicales. Jeune adulte, je suis arrivé à New York et j’ai découvert les frères Coen, mais aussi des classiques de Robert Bresson ou de Hitchcock, grâce à deux amis passionnés proches de Jerome Robbins [mentor de Benjamin Millepied et figure marquante de l’histoire de la danse]. Dans ma vie, il y a toujours eu le cinéma, la photo et la chorégraphie. À mon sens, la chorégraphie est aussi de la mise en scène, mais sans la possibilité de diriger l’œil du spectateur. C’est ce qui est libérateur au cinéma : pouvoir choisir où va aller l’œil du spectateur.
La bande-annonce de Carmen (2023) de Benjamin Millepied
"Il y a quelque chose de puissant dans la liberté de créer un ballet avec des danseurs, mais à travers le cinéma, je vais encore plus loin." Benjamin Millepied
Votre premier film, Carmen, vient donc de loin.
Oui, je raconte une histoire qui était vraiment au fond de moi. Dans mon travail de chorégraphe, j’ai toujours choisi des sujets et des partitions qui touchent à un moment précis de ma vie, que j’ai exprimés de manière très libre et abstraite. J’ai vécu Carmen comme un apprentissage. L’écriture a été difficile, car je voulais un film sombre, avec peu de dialogues. Or, quand on parle de comédie musicale dans le cinéma américain, les attentes sont assez précises et ne vont pas forcément dans ce sens. C’était un processus compliqué, mais qui m’a tout appris.
La danse y tient un rôle majeur : plusieurs séquences chorégraphiées viennent scander l’histoire d’amour.
À travers ce film, je parle de mon rapport à la danse. Le personnage de Carmen a appris le flamenco avec sa mère, mais elle vit dans une période contemporaine où toutes les influences sont possibles. La musique tient également une place importante. Composée par Nicholas Britell, elle m’a guidé et m’a aidé à faire de Carmen un drame avec de la musique et de la danse plutôt qu’une comédie musicale classique. Je tenais à une approche réaliste. Quand l’ancien marine joué par Paul Mescal se met à bouger, ses gestes éclairent son intériorité d’ancien soldat traumatisé. Certaines formes de danse sont capables de représenter une sorte de violence sans artifice. C’est ce qui m’a intéressé, et que je vais pousser dans la suite de mon travail. Je ne veux pas proposer ce qui a déjà été fait mille fois. Je vois le mouvement partout. Pour moi, la danse existe même dans une foule qui marche. J’aimerais proposer cette vision moderne.
Vous allez continuer à tourner des films ?
Je suis déjà en train de terminer l’écriture d’un deuxième long-métrage avec la scénariste et réalisatrice Léa Mysius. L’action se déroule à Paris. Il y aura un rapport fort à la musique, comme dans Carmen, mais très peu de danse. En revanche, les corps vont s’exprimer avec de la tension, de la folie, du désir.
Pour vous, l’idée de la danse et de la chorégraphie passe-t-elle aujourd’hui par la mise en scène de cinéma ?
Avec un film d’auteur, j’ai le sentiment d’aller plus profondément dans une approche intellectuelle et personnelle. Il y a quelque chose de puissant dans la liberté de créer un ballet avec des danseurs, mais à travers le cinéma, je vais encore plus loin. Le plaisir de placer une caméra et d’éclairer une scène est incroyable, comme le fait de rassembler une équipe autour d’un projet et d’une vision.
"En cinéma, comme en danse : on n’est pas là pour montrer ce qu’on sait faire, on est là pour faire ce qui est juste." Benjamin Millepied
Êtes-vous en train de vivre une deuxième carrière, ou bien voyez-vous votre vie artistique comme un seul bloc cohérent ?
Je vois vraiment ma vie artistique comme un seul bloc. Pour moi, ces modes d’expression se ressemblent et se complètent. Bien sûr, cela implique des choix. Je vais moins chorégraphier, peut-être un ou deux grands projets par an. Mais cela me va. Je me lance dans la création seulement quand j’en ai besoin. En ce moment, une vraie passion se dessine pour le cinéma.
Dans votre vie, la danse reste centrale ?
Totalement. Même pour le prochain film, je voudrais trouver des acteurs avec une vraie physicalité, pour travailler avec eux la posture et le mouvement. Quand on regarde les maîtres de la mise en scène comme Elia Kazan, Akira Kurosawa ou Robert Bresson, ils filmaient avant tout des corps expressifs. Ils savaient déplacer une caméra et laisser les corps s’exprimer, bien au-delà d’une performance que l’on filmerait en cadrant des épaules jusqu’au visage. Cela se perd aujourd’hui. On se laisse souvent piéger par une forme de virtuosité, une notion avec laquelle je ne suis pas d’accord. C‘est comme en danse : on n’est pas là pour montrer ce qu’on sait faire, on est là pour faire ce qui est juste. Le spectateur doit oublier la virtuosité et toucher à la beauté. Même s’il n’y aura pas de danse dans le prochain film, il y aura donc de la chorégraphie.
À quoi ressembleront les prochains mois, au-delà de la sortie de Carmen ?
Il se pourrait que je tourne mon deuxième film à l’automne, car nous avons déjà une première version du scénario très solide. Je vais me consacrer également au Paris Dance Project. Et puis je remonte sur scène en juillet au Théâtre des Champs-Élysées. J’en avais très envie une dernière fois. Il s’agit d’un solo, une création en compagnie du pianiste Alexandre Tharaud. Je n’ai pas beaucoup dansé ces dernières années, c’est un défi [rires]. Mais c’est aussi et surtout pour prendre du plaisir.
Carmen (2023) de Benjamin Millepied, au cinéma le 14 juin 2023.