Le Festival de Cannes est irremplaçable parce qu’il provoque des collisions. Les moins intéressantes ont lieu entre le luxe des montées des marches ultradiamants et la misère humaine sur l’écran. D’autres, plus électrisantes, se jouent entre les films, vus par dizaines en quelques journées hallucinatoires où les notions de veille et de sommeil s’évanouissent. Un peu plus chaque année, le Festival s’affiche comme un sanctuaire, une île improbable où le cinéma occupe le centre des discussions. Sur la Croisette, le cinéma s’imagine essentiel, peut-être parce qu’il l’est encore, pour peu qu’il sache accueillir des imaginaires mouvants.
Son travail sur les familles que l’on se crée évite depuis longtemps les pièges du cinéma d’auteur surplombant, même s’il ne révolutionne rien.
Le palmarès du Festival 2018 n’a pas forcément reflété cet état de fait, même si la Palme d’or attribuée à Une affaire de famille du japonais Hirokazu Kore-Eda n’a scandalisé personne : elle récompense un film délicat sur la relation entre en un père et un fils qui volent dans les supermarchés pour survivre. L’auteur de Nobody Knows, l’un des chouchous cannois depuis longtemps, voit une carrière constante récompensée. Son travail sur les familles que l’on se crée évite depuis longtemps les pièges du cinéma d’auteur surplombant, même s’il ne révolutionne rien. A travers ce geste, le Jury de Cate Blanchett a choisi de donner le prix suprême à une idée du cinéma moins ostentatoire que celle de la favorite des pronostics, la libanaise Nadine Labaki, dont le mélo social et lacrymal Capharnaüm sur un enfant des rues portant plainte contre ses parents « pour lui avoir donné la vie », est reparti avec le Prix du Jury et une pointe de déception.
Une affaire de famille
Spike Lee, quant à lui, s’est offert un Grand Prix qu’il a dédicacé au « peuple de la république de Brooklyn » pour BlacKkKlansman, comédie férocement politique sur l’infiltration par un policier noir d’un groupe raciste dans les années 1970. Le résultat est une charge anti-Trump nette et sans bavures sur fond de Black Lives Matters, qui marque le retour en forme de l’auteur désormais sexagénaire de Do The Right Thing, que l’on avait tendance à voir plus sur le bord des parquets de NBA que sur les plateaux depuis une dizaine d’années. On attend maintenant avec une certaine impatience la suite de la carrière. Mais on peut regretter que les rares films vraiment audacieux formellement de la sélection – mis à part Lazzaro Felice d’Alice Rohrwacher, bel exercice de mise en scène récompensé par… le Prix du scénario – aient été oubliés : Asako 1 & 2 de Ryosuke Hamaguchi, Leto de Kirill Sebrennikov notamment. Jean-Luc Godard s’est vu attribuer une « Palme spéciale » toute symbolique pour son Livre d’Image détonant, qui aurait mérité de recevoir un prix normal et non cet hommage déguisé à une carrière. A quatre-vingt-huit ans, l’ermite Godard a réalisé le film le plus connecté à l’ère Internet du Festival. En plus de la beauté de ce qu’il a proposé sur l’écran de la splendide salle Lumière, sa conférence de presse via Facetime depuis la Suisse a marqué les esprits.
A quatre-vingt-huit ans, l’ermite Godard a réalisé le film le plus connecté à l’ère Internet du Festival.
BlacKkKlansman
Cannes féminin
Cannes 2018 restera dans l’histoire comme la première édition post-affaire Weinstein, une réalité rappelée par l’ébouriffante Asia Argento lors de la cérémonie de clôture. Dans un discours rageur dont le contenu n’avait pas été dévoilé aux organisateurs, la réalisatrice et actrice italienne a rappelé qu’elle avait été violée sur la Croisette par le producteur américain en 1997, notant que le Festival de Cannes avait été son « terrain de chasse », avant de prévenir que les prédateurs présents selon elle dans la salle n’allaient plus pouvoir commettre leurs crimes en paix. Même si Hollywood a choisi de ne pas trop se montrer cette année, Netflix et Amazon inclus - seul Han Solo, le dernier épisode de la saga Star Wars, a été projeté Hors Compétition devant un parterre poliment souriant -, le mouvement féministe venu d’Outre-Atlantique a traversé la plupart des conversations.
82 personnalités féminines ont incarné symboliquement les réalisatrices sélectionnées depuis les débuts du Festival de Cannes, contre plus de 1000 hommes…
La présence de Cate Blanchett, Ava Duvernay et Léa Seydoux dans le Jury a été la première confirmation de cette préoccupation nouvelle. Une autre fut le lundi 14 mai la signature par les trois délégués généraux Thierry Frémaux (Sélection Officielle), Charles Tesson (Semaine de la Critique) et Paolo Moretti (fraichement nommé à la Quinzaine des réalisateurs) d’une charte en faveur de la parité et de la diversité. Les trois hommes – ce détail n’aura échappé à personne - s’engagent à révéler dès l’année prochaine la composition de leurs comités de sélection et à promouvoir l’égalité homme/femme. Avant de laisser leur place dans quelques temps à une collègue ? Cela reste une autre histoire, celle-là même que tente de faire avancer l’association « Le Deuxième Regard », à l’origine de la charte « 50/50 2020 » et de l’autre événement post-#MeToo du Festival, une émouvante montée de marches où 82 personnalités féminines ont incarné symboliquement les réalisatrices sélectionnées depuis les débuts du Festival de Cannes, contre plus de 1000 hommes… Agnès Varda a rappelé devant un parterre ému aux larmes qu’elle avait reçu une Palme honorifique et que Jane Campion, seule gagnante d’une « véritable » Palme pour La leçon de Piano (1992) avait dû partager son prix avec Chen Kaige, réalisateur du très oubliable Adieu ma concubine.
Avant une évolution radicale dont on peut espérer qu’elle surviendra dans les années à venir, Cannes 2018 a laissé aux femmes cinéastes leur place habituelle – c’est-à-dire minimale - avec trois films sur vingt-et un en compétition et de notables déceptions. Très attendue et sûrement trop exposée, la jeune française Eva Husson a raté dans les grandes largeurs son film de guerre féministe Les filles du soleil. Consacré aux combattantes kurdes, ce pensum gonflé aux effets de cinéma vieillots (voix-off pesante, flashbacks artificiels, fabrication de l’émotion à travers la musique) surnage grâce à l’éclatante présence de Golshifteh Farahani.
Les filles du soleil
Cannes Queer
Cannes 2018 a été queer, sans doute plus que jamais, avec une quinzaine de films peuplés de personnages LGBT + présentés dans diverses sections (Compétition, Un certain regard, Semaine de la Critique notamment) où tous les glissements de genre étaient permis. On a même vu dans Diamantino de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (Semaine de la Critique) un footballeur star devenir un.e autre, quand une poitrine de femme poussait sur son torse de beau gosse éhonté. La romance lesbienne Rafiki de Wanuri Kahiu (Un certain regard), toute en couleurs pop et sentiments délicats, avait ouvert en douceur le bal de ce Cannes queer, filmant l’amour émergent entre deux post-adolescentes. Sans atteindre des sommets, le film vaut surtout par sa manière de créer une oasis de fiction pour ses héroïnes subissant les discriminations, ce qui n’est jamais une mince affaire dans le monde réel. Tristement, Rafiki a été frappé d’interdiction au Kenya et la réalisatrice avouait sa crainte d’être arrêtée en rentrant dans son pays.
Sauvage, le premier long-métrage foudroyant de Camille Vidal-Naquet (Semaine de la critique) ne subira pas le même genre d’opprobre tragique en France. Son souffle nous réchauffe encore la nuque. Le film raconte quelques mois de la vie d’un prostitué homosexuel (joué par le sacrificiel Félix Martineau, déjà vu dans 120 battements par minutes) dont la quête détonne par rapport à ses collègues. Léo espère de chaque rencontre tarifée ou non un contact et un abandon, une forme d’amour et de consolation. Pour cela, il passe par des douleurs et des plaisirs intenses. Construit en cercles autour des passes parfois trash de son personnage, Sauvage émeut par sa manière de suivre à la trace un héros buté et de placer son corps désirant au centre de tout, échappant au naturalisme pour inventer un dispositif où Sade et Pasolini se tiennent par le sexe.
Sous hautes influences, de Werner Schroeter à De Palma en passant par le Giallo, George Franju et le cinéma gay expérimental de Jean Genet et Kenneth Anger, Un Couteau dans le cœur façonne un cinéma-partouze
Quand l’imaginaire queer percute l’écran, le corps devient un emblème où se fissurent les représentations. Le cinéma reprend alors son rôle chimique de révélateur. Cette problématique a été abordée à la fois symboliquement et frontalement par l’un des plus beaux films vus à Cannes toutes sections confondues. Girl, du réalisateur belge de 27 ans Lukas Dhont (Un certain regard) a remporté la Caméra d’or - la meilleure depuis Party Girl en 2014 - et ce n’est que justice. La jeune Lara (Victor Polster), assignée au genre masculin depuis sa naissance, cherche à mener en parallèle une prometteuse carrière de ballerine et une vie d’adolescente transgenre au robes courtes et aux blonds cheveux longs. Soutenue par son père, elle débute un traitement hormonal afin de favoriser l’arrivée de la puberté féminine. Alternant scènes de danse et de vie quotidienne – qui se répondent dans un même mouvement à la fois gracieux et douloureux -, Girl se donne pour mission frappante de laisser à cette jeune femme l’espace pour respirer pendant sa transition. Le film est à la fois collé à son impatience bouleversante et à la bonne distance pour ne jamais exploiter sa fragilité d’ado singulière. Il est d’autant plus beau qu’il démontre la transition s’étend partout : c’est à la naissance d’un personnage que nous assistons autant qu’à la naissance d’un corps féminin et bien sûr, à celle d’un cinéaste. Le cinéma aide à sublimer des corps et des vies qui serrent leur désir pour ne plus le lâcher. Tout premier film ressemble à une transition, une révélation à soi-même et aux autres. Lukas Dhont, le regard sûr, nous en donne la conviction renouvelée.
Yann Gonzales défend la même passion romantique du cinéma avec des armes très différentes à travers son exaltant Un couteau dans le cœur (Compétition), deuxième long-métrage qui offre à Vanessa Paradis un splendide rôle de productrice de pornos gays seventies déchirée par l’amour, sur fond de meurtres en séries sur ses tournages. Assumant une forme de maturité, la star n’a jamais été aussi vibrante depuis Noce Blanche en 1989, qui l’avait révélée au cinéma. Chez le Français de 41 ans, le désir circule et déborde de partout, entre l’écran des représentations et les corps submergés par les sensations. Sous hautes influences, de Werner Schroeter à De Palma en passant par le Giallo, George Franju et le cinéma gay expérimental de Jean Genet et Kenneth Anger, Un Couteau dans le cœur façonne un cinéma-partouze où le film lui-même devient en dernière instance un corps queer traversé par de multiples identités. Le sentiment de vivre dans une époque ouverte s’impose enfin.
Un couteau dans le cœur
Cannes en salles
Yann Gonzales a incarné avec quelques autres une évidence : la représentation du cinéma est devenue le sujet de nombreux films qui ressentent dans leur chair cette nécessité, alors que le septième art est mis en danger symboliquement par la flamboyance des séries et des jeux vidéo, au pouvoir irrésistible sur les générations émergentes. Comment inventer le futur ? En cessant de s’affaler sur les regrets. Le danger consiste à fétichiser de manière morbide une vision passéiste du « vrai » cinéma face aux autres images supposées moins morales ou moins prestigieuses. Under The Silverlake de David Robert Mitchell (Compétition) a proposé une relecture du film noir aux relents pop et mélancoliques dans le Los Angeles d’aujourd’hui, sans parvenir à sortir de cette problématique un peu asphyxiante qui dure depuis quarante ans. D’autres ont contourné finement le problème en se concentrant sur un enjeu majeur, alors que Netflix et consorts investissent des milliards pour nous scotcher sur nos canapés : la salle de cinéma.
En 2018, la salle n’est pas une église où il faudrait se recueillir benoitement en admirant les grands artistes, mais un lieu vivant où le désir s’immisce autant entre les fauteuils que sur la toile.
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Jamais, de mémoire récente, le Festival de Cannes n’avait proposé autant de films dont des scènes décisives se déroulent dans des salles obscures. Un couteau dans le cœur, toujours lui, y place même la résolution de son intrigue, filmant dans une longue séquence magistrale une expérience de spectatrice émue aux larmes, un meurtre glaçant et une reprise du pouvoir collective par celles et ceux qui regardent. Une manière de dire que tout est possible dans le noir et que le lieu de la projection est à prendre dans toute sa dimension fantasmatique. En 2018, la salle n’est pas une église où il faudrait se recueillir benoitement en admirant les grands artistes, mais un lieu vivant où le désir s’immisce autant entre les fauteuils que sur la toile. Dans Plaire, aimer et courir vite (Compétition), Christophe Honoré fait d’ailleurs se rencontrer ses héros incarnés par Vincent Lacoste et Pierre Deladonchamps dans une salle. Le film les ennuie, ils se parlent, l’amour commence.
Vers le milieu du plus beau film du Festival, Long Day’s Journey Into Night du jeune réalisateur chinois Bi Gan (Un Certain Regard), le héros s’assoit dans un fauteuil rouge et s’apprête à regarder un film. C’est à ce moment-là que les spectateurs de chair et de sang, c’est-à-dire nous-mêmes, sont invités à chausser des lunettes spéciales 3D. Un moment à couper le souffle. Alors que le récit évoquait les beautés hiératiques mais un peu datées de l’amour comme on les avait adorées chez Wong Kar-wai durant les années 1990, le film mute. Il se déplie subitement ailleurs, dans un long plan séquence en relief de cinquante minutes. Toutes les propositions de récits de la première partie sont reformulées, jusqu’à la fin. Chez Bi Gan, la salle devient un sas de décompression, un espace de transit entre deux mondes, un écrin pour rêves d’enfant spectateur-trice égarés dans la nuit. Alors que son cinéma se nourrit sans mélancolie d’autres façons de concevoir le récit – notamment empruntées aux jeux vidéo -, il l’inscrit dans la salle pour toujours. Impossible de voir Long Day’s Journey Into Night chez soi.
Au bout d’une douzaine de crépuscules et d’aubes intenses, marqués par les mêmes frissons et déceptions que d’autres éditions, on se souviendra que l’amour inconditionnel du cinéma nous aide à croire que tout pourrait recommencer. Dans En Liberté, l’irrésistible comédie de Pierre Salvadori (Quinzaine des réalisateurs), une mère jouée par Adèle Haenel raconte à son fils de six ans – le spectateur de demain ? – des histoires plus ou moins extravagantes sur son père policier décédé. Quand elle se rend compte que celui-ci n’était pas le héros positif auquel elle voulait croire, ses récits deviennent de plus en plus ténus, jusqu’à se réduire comme peau de chagrin. L’enfant va devoir imaginer seul. Il ne le regrettera pas. Il avancera dans ses propres mondes. On se souviendra alors d’une réplique mémorable du film : « C’était faux, mais c’était beau. » La définition la plus évidente du Festival de Cannes.