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09 Rencontre avec Spike Lee, réalisateur de “BlacKkKlansman”  prix du jury à Cannes

Rencontre avec Spike Lee, réalisateur de “BlacKkKlansman” prix du jury à Cannes

Cinéma

Primé à Cannes, le dernier opus de Spike Lee est une comédie cinglante sur l’histoire vraie d’un policier noir qui se fait passer pour un raciste pour infiltrer le Ku Klux Klan.

“Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures. “Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures.
“Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures.

À Cannes, quand Spike Lee a gravi en trottinant le petit escalier qui mène à la scène du Grand Théâtre Lumière pour aller recevoir le Grand Prix – deuxième plus haute récompense du célèbre festival de cinéma – décerné à son film BlacKkKlansman, planait un air de renaissance, le frisson d’un retour en grâce. Sa dernière apparition en compétition sur la Croisette remontait en effet à 1991, pour Jungle Fever, et entre-temps le réalisateur de Do the Right Thing s’était un peu fait oublier, notamment depuis une décennie.

 

Auteur d’une litanie de films plus ou moins réussis, l’homme de Brooklyn était devenu pour certains une figure du passé, plus souvent aperçue au bord des terrains de la NBA – où son équipe favorite (les New York Knicks), peine à renouer avec la gloire – que sur les plateaux d’un cinéma qui compte et frappe là où il a su frapper. C’était un peu triste. Rageant, même. Car Spike Lee a eu quelque chose d’un prophète à la double casquette : à la fois du côté du cinéma noir américain qu’il a remis sur le devant de la scène, que du côté de la griffe indé qui a fleuri contre Hollywood dans les années 80. Son approche transversale devait ouvrir mille possibilités, permettre l’émergence de nouvelles voix. Cela mit du temps à se dessiner.

 

Spike Lee porte aujourd’hui ses 61 ans comme un éternel teenager en sneakers et casquette, un look dont il ne s’est jamais départi. Mais sa colère, elle, ressemble à celle d’un homme qui a connu à la fois des crises personnelles et des catastrophes collectives. Son film, une comédie grinçante et cinglante, raconte l’histoire (vraie) d’un officier de police noir, Ron Stallworth (John David Washington), qui, vers la fin des années 70, se fait passer pour un raciste patenté désirant intégrer le Ku Klux Klan. Dans la ville de Colorado Springs, il parvient à séduire le leader local du Klan, en déblatérant par téléphone les pires horreurs. Quand les membres du KKK demandent à le rencontrer en vrai, il se fait remplacer par un collègue blanc et juif, Flip Zimmerman (Adam Driver), jusqu’à être nommé patron de la branche locale.

 

 

“Cette Maison-Blanche-là possède les codes nucléaires. J’ai vu l’attaché-case dans la voiture quand j’ai rendu visite à Obama. Ce n’est pas de la science-fiction. C’est la réalité. Ce connard a les codes.”

 

 

Devant la presse qui l’interrogeait sur BlacKkKlansman, Spike Lee a admis que son film avait assez peu à voir avec une reconstitution des seventies post-Vietnam, mais beaucoup à voir avec l’actualité politique de notre époque. Comme beaucoup d’autres, mais peut-être plus que les autres, le cinéaste est quotidiennement ahuri et révolté par la présence de Donald Trump au sommet de l’État américain : “Pour moi, ce film est comme une sonnette d’alarme, parce qu’on fait confiance à un type qui se balade en regardant autour de lui avec un air de défi. Le mensonge est déclamé comme une vérité. C’est de cela que je parle, en le renversant.

 

Dans BlacKkKlansman, le mensonge permet la survie, le fake sert une élévation, aide à révéler une vérité pacificatrice et favorise le vivre-ensemble. Sans atteindre au chef-d’œuvre – Lee manque parfois de subtilité et d’émotion –, le film saisit quelque chose de notre air commun de plus en plus vicié. Sans en dire trop, nous pouvons révéler que les dernières images sont tirées de vidéos d’amateurs tournées à Charlottesville en août 2017 : lors d’une manifestation de suprématistes blancs, une jeune contre-manifestante avait été assassinée, percutée volontairement par une voiture conduite par un militant nazi. L’Amérique n’est pas guérie de ses blessures ancestrales, nous prévient Spike Lee – qui fait aussi référence dans BlacKkKlansman à Naissance d’une nation, le film fondateur de D.W. Griffith –, comme pour montrer que le racisme gangrène son pays depuis un siècle, dans la réalité et au cinéma.

 

“Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures. “Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures.
“Blakkklansman” de Spike Lee. 2018 Universal Pictures.

Quand Charlottesville a eu lieu, j’étais coincé devant CNN à Martha’s Vineyard. Dès le départ, j’ai su que cette tragédie devait être le ‘coda’ de mon film”, confie Spike Lee. Dans un “joint” de Spike Lee [le réalisateur nomme systématiquement ses films de cette manière], comme il l’explique lui-même, l’idée est d’avancer avec le flow “Quelque chose se passe, tu l’intègres. Tu ne peux pas être rigide, il faut être fluide. J’ai obtenu le numéro de Susan Bro, la mère de Heather, la jeune contre-manifestante qui a été assassinée ce jour-là. Elle a dit : ‘Spike, je vous donne la permission d’utiliser les images.’
Dès ce moment-là, je me suis dit que j’emmerdais tout le monde, que cette putain de scène allait rester dans le film. Parce que c’était un meurtre, et on a un mec à la Maison-Blanche, je ne vais pas dire son putain de nom, qui définit le moment. Ce connard a eu l’occasion de dire au monde que l’Amérique était construite sur l’amour et pas sur la haine, mais il n’a pas dénoncé le Klan, la droite extrême
et ces salauds de nazis. Il y a une logique, au fond. Les États-Unis se sont construits sur le génocide des Amérindiens et sur l’esclavage. Telle est la fabrique de notre pays. Comme mon frère de Brooklyn Jay-Z le dirait : ‘Faits.’ Ce sont des faits. Donc cette scène devait être incluse dans le film. Nous avons essayé de montrer que Heather devrait être vivante aujourd’hui. Excusez-moi de m’exprimer avec autant de gros mots, mais avec tout ce qui se passe, ça donne envie de jurer.

 

BlacKkKlansman sort aux États-Unis le 10 août, pour le premier anniversaire de la tragédie. Dans le pays, les plaies raciales historiques sont plus que jamais rouvertes. Spike Lee n’a sans doute pas le pouvoir de transformer le réel, mais son doigt d’honneur à la Maison- Blanche possède tous les atours du meilleur cinéma d’agitation politique. L’époque Bush avait eu Fahrenheit 9/11, le brûlot signé Michael Moore, Palme d’or au Festival de Cannes 2004. Celle de Donald Trump se souviendra de BlacKkKlansman, même si le réalisateur voit plus loin que les frontières de sa patrie : “Cela ne concerne pas que les États-Unis, ces conneries se passent partout dans le monde. Ces conneries de droite. Il faut se réveiller. On ne peut pas rester silencieux. Les Blancs, les Noirs, les Marrons, ce n’est pas la question... nous vivons tous sur cette planète. Bien sûr, cette Maison-Blanche-là possède les codes nucléaires. Je me couche tous les soirs en y pensant. J’ai vu l’attaché-case dans la voiture quand j’ai rendu visite à Obama. Ce n’est pas de la science-fiction. C’est la réalité. Ce connard a les codes. Mais cet autre mec en Corée du Nord aussi, et cet autre en Russie...

 

 

“Nombre de mes films parlent d’espoir. Un de ceux que je considère importants, Do the Right Thing, avait été critiqué, à la fin des années 80, parce qu’on m’accusait de ne pas offrir de solution au racisme. Mais ce n’était pas le but. Le but était de provoquer la discussion, et c’est tout aussi valable pour BlacKkKlansman.”

 

 

C’est un peu comme si Spike Lee avait envie de parler de cinéma, et seulement de cinéma, mais que quelque chose l’en empêchait. On pourrait y voir un renoncement à ce que la forme même des films subvertisse la réalité. Mais ce serait faire un procès injuste à cet homme, que la fin des années 2010 réveille de son sommeil, et qui a décidé de prendre les choses en main. À Cannes, Lee a semblé à la fois au plus près des préoccupations contemporaines et en plein retour sur le passé. Non pas le passé que son film décrit, mais le sien. Il a évoqué sa première venue au Festival il y a plus de trente ans sur un mode presque mélancolique : “J’ai 61 ans, je suis vieux, je fais ça depuis trois décennies. J’étais à Cannes pour She’s Gotta Have it [Nola Darling n’en fait qu’à sa tête] en 1986, où j’ai gagné le prix
de la Jeunesse. J’ai essayé de faire le meilleur film possible. Faire un bon film, c’est déjà un miracle. C’est super dur.
” Cette mélancolie n’est pourtant pas visible dans son travail puisque, au-delà de BlacKkKlansman, Spike Lee a réalisé fin 2017 un reboot en série de son long-métrage inaugural, celui-là même avec lequel il avait fréquenté le palais des Festivals pour la première fois. Réalisée pour Netflix, cette version contemporaine de She’s Gotta Have It lui a offert une cure de jouvence en mettant en scène une femme noire, indépendante et sexuée, avec un sens du timing assez stupéfiant : la plupart des thèmes abordés se révèlent contemporains des mouvements #MeToo et #TimesUp.

Bande-annonce de “BlaKKKlansman” de Spike Lee

Rester pertinent représente un défi pour n’importe quel artiste. Spike Lee y a réussi en demeurant fidèle à sa ligne, comme si l’époque avait enfin rattrapé ses obsessions, plutôt que le contraire. Il est revenu au centre du jeu, mais il n’est heureusement plus seul. Pour BlacKkKlansman, il s’est associé à Jordan Peele, producteur du film. Le réalisateur trentenaire de Get Out (Oscar du meilleur scénario original) incarne le cinéma noir américain le plus en vogue. Avec lui comme avec d’autres, Spike Lee n’agit pas en vieux mentor aigri. C’est même le contraire. Il embrasse cette génération avec intelligence. Il a utilisé pour son film Chayse Irvin, le chef opérateur de Lemonade de Beyoncé, et a compris qu’avec les séries Atlanta et Dear White People, ou le blockbuster Black Panther, les récits portés par des personnes de couleur sont devenus majeurs dans la culture politique et artistique. De nouveau, l’espoir est un mot qu’il a envie d’employer : “Je crois en l’espoir. Nombre de mes films parlent d’espoir. Mais je ne suis ni aveugle ni sourd. Un de ceux que je considère importants, Do the Right Thing, avait été critiqué, à la fin des années 80, parce qu’on m’accusait de ne pas offrir de solution au racisme. Mais ce n’était pas le but. Le but était de provoquer la discussion, et c’est tout aussi valable pour BlacKkKlansman. Des milliers de gens se promènent comme si de rien n’était, alors qu’il y a un gros problème. Il faut faire du bruit. Il faut ouvrir nos gueules contre ce que l’on considère au fond de nos cœurs comme étant mauvais.

 

BlacKkKlansman de Spike Lee. Sortie le 22 août.