L'image est insoutenable. Pourtant, elle n'a rien de spectaculaire : pas de sang, ni d'armes, d'explosion ou de violence. Seulement un plan fixe sur une femme vêtue d'un jilbab. Elle ne bouge pas d'un iota et, en fond sonore, une voix monocorde commente en allemand : “Nous trouvâmes une femme qui désirait nous parler. Ses fils furent torturés à mort devant ses yeux, sur quoi elle perdit l'usage de la parole.” Sans musique et encore moins d'effet de caméra, cette séquence pourrait résumer à elle seule l'horreur de la guerre. Peu importe le nombre de morts, peu importe l'issue des combats ou le nombre de soldats mobilisés… l'atrocité réside dans les souvenirs de ceux qui restent.
Réalisé par Werner Herzog à la fin de la guerre du Golfe, Leçons de ténèbres ne porte pourtant pas sur les martyrs de ce conflit express. Pour portraiturer les conséquences d'une guerre d'à peine plus de six mois opposant l'Irak à une coalition de 35 États – dont les États-Unis, le Koweït, l'Arabie Saoudite, le Royaume-Uni et la France – le documentaire d'une petite heure montre son dénouement : l'embrasement par les troupes de Saddam Hussein de 732 puits de pétrole dans le désert du Koweït.
Le plus grand sabotage pétrolier de l'Histoire
Afin de comprendre ce que le réalisateur de Fitzcarraldo (1982) est venu filmer, il faut se replonger dans la chronologie de la guerre du Golfe, survenue il a trente ans déjà. De février à novembre 1991, près de 20 millions de tonnes d'or noir sont déversées dans le sol. Cette catastrophe écologique sans précédent est due à la volonté d'un homme : Saddam Hussein. Alors chef d'État de l'Irak, il décide six mois plus tôt – en août 1990 – d'envahir le Koweït pour se réapproprier les terres et le pétrole qu'elles renferment. Résultat : une coalition dirigée par les États-Unis de George W. Bush s'y oppose et déploie des forces armées pour faire reculer les troupes irakiennes. En guise de riposte, ces dernières décident – vers la fin du conflit – de saboter la richesse tant convoitée par les assaillants : ces fameux puits de pétrole, présents dans le désert et source de la richesse du Koweït. Afin d'obscurcir le ciel et de gêner l'activité aérienne de la coalition (le tout en perturbant l'économie mondiale), les forces de Saddam Hussein mettent le feu à 732 puits de pétrole.
Servant de décor à Leçons de ténèbres, la fumée opaque et suffocante émise par les incendies prive alors de soleil tout le désert du Koweït. Elle s'élève à 600 mètres au-dessus du sol, fait chuter la température d'une quinzaine de degrés Celsius – atteignant parfois -10° – et s'étend tellement que des scientifiques en ont retrouvé des traces sur l'Himalaya (pourtant à plus de 3 500 km de distance !).
Extrait de “Leçons de ténèbres” (1992) de Werner Herzog
Des images d'apocalypse
En plus de filmer les geysers de pétrole en feu, Werner Herzog a aussi documenté une mission, celle des hommes chargés d'éteindre les incendies. Appelés les “pompiers du Texas”, ces minuscules silhouettes aux casques jaunes, protégées de combinaisons et de masques semblant si peu adaptés à leur tâche, ont bel et bien réussi, en novembre 1991 – après 220 jours de dur labeur – à étouffer les flammes.
Issus d'une dizaine de compagnies mondiales – dont le “Red Adair” nord-américain, mais aussi d'entreprises européennes, chinoises ou russes – ces émissaires mobilisés pour une opération d'1,5 milliard de dollars, ont mis (et c'est un euphémisme) leur vie en danger. Sous une chaleur intenable – la combustion dégage 1 800 degrés au centre de la flamme, 1 200 degrés sur le bord de celle-ci, et près de 400 degrés près des puits –, les “pompiers” doivent travailler à partir de bulldozers enveloppés dans un cocon d'amiante, disposer de gigantesques réserves d'eau (un comble en plein désert) et aller au plus près du feu. Ainsi, Leçons de ténèbres nous permet d'assister au travail herculéen de ces minuscules hommes en jaune, qui, cigarette au bec, s'appliquent à faire sauter des centaines de kilos de dynamite pour éteindre les flammes puis “tuer” les puits en y injectant une boue spéciale.
Un documentaire controversé
Lorsqu'il est présenté au Festival de Berlin en 1992, le documentaire du cinéaste allemand ne fait pas l'unanimité. Il est même haï, parce qu'incompris. Alors que les plaies du conflit sont encore béantes, le public insulte et crache au visage de Werner Herzog, lui reprochant une “esthétisation du malheur”. Sachant que la guerre du Golfe, ultra-médiatisée, a été suivie quasiment en direct sur les télévisions du monde entier, 24 heures sur 24 (ce qui lui vaudra même d'être comparée à une guerre de jeu vidéo, tant les images impersonnelles de raids aériens tournant en boucle, expurgées de toute victime humaine, semblent irréelles).
Pourtant, Leçons de ténèbres est un film magistral et inoubliable. Allant à l'encontre de la surmédiatisation de la guerre du Golfe (alimentée en temps réel par une avalanche d'images qui ne disaient rien de la vérité du conflit), Werner Herzog tourne un film, très économe en mots et en interviews. Cette succession d'images aériennes dans lesquelles tout est devenu noir – le ciel, la terre, les hommes – juxtaposée à des opéras de Wagner, Schubert, Mahler ou Verdi, permet à Werner Herzog de livrer sa propre vision de l'enfer : un tableau surréaliste où, tel un clair-obscur d'un Caravage accentuant l'horreur, l'incandescence côtoie l'obscurité totale.
Leçons de ténèbres (1992) de Werner Herzog, disponible sur Mubi.