S’il y a bien un reproche que l’on ne peut pas faire à Jacques Audiard, c’est de nous ennuyer. Dans un festival souvent accroché aux malheurs du monde avec un esprit de sérieux – souvent justifié -, Emilia Perez a apporté des couleurs, du son, un souffle parfois épique. Comédie musicale nouveau genre, son dixième film raconte la transformation d’un baron de la drogue mexicain en une femme trans militante en faveur des personnes disparues (Karla Sofia Gascon), sous le regard d’une jeune avocate (Zoe Saldana) et de celle qui fut son épouse (Selena Gomez). Le pitch est si improbable, si loin de toute visée réaliste a priori, qu’il faut l’accepter tel qu’il l’est. Ce qui tombe bien : c’est un peu le sujet du film présenté au Festival de Cannes 2024.
Emilia Perez, le nouveau film de Jacques Audiard dévoilé au Festival de Cannes 2024 avec Zoe Saldana, Karla Sofia Gascon et Selena Gomez
En trois décennies de carrière (il a désormais 72 ans), Jacques Audiard a toujours travaillé la question du masculin sous un angle critique. Son premier long-métrage, en 1994, s’appelait Regarde les hommes tomber ; l’un de ses derniers, Les Frères Sisters, encerclait jusqu’à l’étouffer une figure patriarcale toxique. Ici, il plonge à nouveau dans ce bain, mais avec un twist. La première partie montre le chemin de son héroïne vers une opération de « confirmation de genre » qui la mène en Israël. Chef de cartel, Manitas devient Emilia Perez et rentre au pays incognito, enfin devenue elle-même. Mais nous ne sommes pas dans un drame réaliste. En écho à son héroïne, le film lui-même cherche le trouble dans le genre, mêlant des séquences chantées-dansées où les personnages expriment des sentiments et des idées ("Pour changer la société, il faut changer les corps", chante la géniale Zoé Saldana) avec de l’action. Nous sommes à la fois en 1950 à Hollywood versant musical, dans un thriller de cartel explosif et dans le monde de 2024 qui s’interroge sur les identités.
Le film, c’est son paradoxe et peut-être aussi son charme, ne manque pourtant pas de problèmes. Jacques Audiard séduit, mais une fois la pure séduction actée, il se montre aussi très volontariste, pas toujours léger. Le désir de donner une identité queer à son personnage et à son film semble parfois lui servir de passeport vers la modernité. On ne questionne pas sa sincérité, mais peut-être sa pertinence à évoquer des sujets qu’il regarde avec la curiosité de ceux qui ne sont pas directement concernés. On ne demande pas à un film ou à un cinéaste un certificat de moralité ou d’engagement, mais quelque chose sonne moins juste qu’il n’y parait dans l’idée centrale que la sortie du masculin signifierait la sortie de la violence. L’ultime partie d’Emilia Perez, que l’on ne dévoilera pas, laisse penser que le sujet de la masculinité est toujours plus important pour Audiard que celui de la transidentité. C’est son droit le plus absolu, mais son geste artistique n’est pas tout à fait limpide sur cette question, puisqu’il prend comme point de départ une transition.
Le film Emilia Perez peut-il remporter la Palme d'or ?
Même imparfait, Emilia Perez reste plaisant, toujours prêt à prendre des risques formels et rythmiques. On s’étonnerait de ne pas le retrouver au palmarès du jury présidé par Greta Gerwig samedi soir. Si jamais la Palme d’or lui échappe (notre favori Bird d’Andrea Arnold reste en embuscade), un prix de la mise en scène serait mérité, sans compter sur le trio d’actrices incroyables qui font sa chair et son cœur. Karla Sofia Gascon, Zoe Saldana et Selena Gomez monteront-elles ensemble sur la scène du Grand Théâtre Lumière ? Ce serait mérité, tant elle donnent au film une dimension humaine immédiate, une énergie vitale considérable, créant toutes les trois des images qu’on a envie de voir plus souvent.
Emilia Perez (2024) de Jacques Audiard, avec Selena Gomez et Zoe Saldana, au cinéma le 28 août 2024.