Bertolucci, Ridley Scott, Wong Kar-wai… Eva Green a déjà tourné avec les plus grands. La plus glamour des actrices françaises se dit contemplative et revendique son côté garçon manqué. Son charme glacé envoûte, son regard subjugue et elle s’exprime avec la gouaille d’une pure Parisienne. Il était logique que la cinéaste française Alice Winocour (Augustine, Maryland) l’intègre au casting de son prochain long-métrage. Pourtant, le synopsis surprend : une astronaute est envoyée précipitamment en mission intergalactique. À ses côtés, un Américain (Matt Dillon) et un Russe (Alexei Fateev). Intitulé Proxima, ce nouveau projet dont le tournage débutera le 15 février portera sur l’équilibre précaire entre les relations familiales et un métier qui tient davantage de la passion, en apesanteur. À 37 ans,Eva Green a tissé sa toile décomplexée avec un naturel réjouissant. Bernardo Bertolucci a le premier repéré sa beauté atypique et son bagout en 2003. Dans Innocents, son film sur mai 68, le cinéma des années Nouvelle Vague et la libération sexuelle, le réalisateur mythique l’associa à Michael Pitt et Louis Garrel. Ce fut un baptême idéal que la fille de Marlène Jobert et de Walter Green, un dentiste suédois, a depuis fait fructifier en devenant rien de moins que James Bond Girl Casino Royale, face à Daniel Craig! Signe de sa réussite insolente et de son intuition, l’actrice y trouve un rôle éloigné des ordinaires potiches, dans un univers sombre et glamour, où les réminiscences de l’âge d’or hollywoodien sont nombreuses. Autrefois égérie du parfum de Dior, Midnight Poison, elle a tourné une publicité en forme de rêve nocturne, réalisée par Wong Kar-wai. Sollicitée dans le monde entier comme rarement une actrice française ne l’a été, elle n’en a pas pour autant perdu sa franchise redoutable. Rencontre avec miss Green, icône lucide.
Numéro: Peut-on être une star de cinéma aujourd’hui sans un contrat avec une grande marque de luxe ? Une actrice doit-elle aussi être une icône de mode?
Eva Green: Si La Redoute m’avait proposé une collaboration, j’aurais peut-être dit non. Mais Dior et Galliano, ça ne se refuse pas: ce que fait John est sophistiqué et cinématographique. Ça n’a rien à voir avec l’idée d’avoir son visage partout. Et j’espère bien que les gens ne vont pas retenir de moi que cette image de mannequin. C’est un risque: aujourd’hui, l’idée de la star est diluée. […] Et puis il y a un autre aspect: je vous le dis franchement, grâce à l’argent gagné avec Dior, je peux me permettre de refuser ce qui ne me plaît pas au cinéma. Choisir mes rôles avec parcimonie, ça aussi, c’est le luxe ! D’autant que je suis très lente par nature, et je dois vraiment aimer quelque chose pour m’y lancer.
Comment s’est passée la rencontre avec Galliano?
Il m’avait choisie. Donc ça s’est bien passé! Je l’ai rencontré deux jours avant de tourner la publicité, la robe était déjà faite, elle ressemblait à une plante vénéneuse, toute bleue. J’étais intimidée car j’imaginais quelqu’un de très sûr de lui. Or, John est très timide et humble, dans l’improvisation permanente. J’ai été hyper contente de connaître ce mec.
Et Wong Kar-wai, qui a réalisé la campagne?
J’avais adoré 2046, mon impatience était de confronter le mythe, avec ses éternelles lunettes de soleil, et la réalité. Verdict: Wong Kar-wai est très fort. Très exigeant aussi. Il veut vraiment aller au bout de ses idées. Nous avons commencé un jour, terminé à 11 heures du matin le lendemain, et il était toujours aussi enthousiaste! Il a refait les prises un nombre incalculable de fois. Et ce n’est qu’une pub, j’imagine sur un film…
“Ma mère m’a simplement dit :‘De toute façon, tu es maso, le métier d’actrice est fait pour toi !’”
Vous avez croisé quelques figures: Bertolucci, Ridley Scott, Wong Kar-wai, Tim Burton…
Je pense que ma réussite est due à 99% de chance.
Comment cette chance a-t-elle commencé?
J’avais fait le casting de CQ, de Roman Coppola, et j’avais été nulle. Un mois plus tard, la même directrice de casting m’a rappelée pour le film de Bertolucci, Innocents. J’étais en tournée de théâtre dans le Sud, je ne voulais pas y aller, elle a insisté. A cette époque, je ratais tous mes castings. J’avais pris trois ans de cours à l’âge de dix-sept ans, puis j’avais participé à une pièce de Didier Long.
Vous aviez laissé vos études de côté?
J’ai pété les plombs en première. J’étais à Marie de Fénelon dans le XVIIe arrondissement de Paris, un lycée très bourge. J’avais des bonnes notes, mais je paniquais, surtout pendant les oraux. C’était trop de souffrance, j’ai arrêté du jour au lendemain. J’ai ensuite fréquenté l’American School of Paris, que j’ai adorée.
Bernardo Bertolucci vous a initiée au cinéma.
Lors de notre première rencontre, il m’a demandé de parler de sexualité et de politique, les thèmes de son film. Il était très intimidant, mais il me mettait aussi à l’aise. En fait, il manipule les gens, mais sans les manipuler vraiment, cela fait presque peur ! Il a sans doute changé depuis Le Dernier Tango à Paris. Je m’attendais à une personnalité autoritaire, j’ai découvert un homme très libre.
Il a eu l’intuition de vous faire tourner dès 2003 avec Louis Garrel et Michael Pitt, deux acteurs qui représentent aujourd’hui la nouvelle génération.
Ce film a été ma meilleure expérience jusqu’à présent. C’était ma crise d’adolescence, on allait dîner tous les samedis chez Bertolucci, il nous parlait de cinéma et de musique, l’euphorie régnait… Je n’étais consciente de rien, je me sentais larguée, mais c’était bien… Il nous considérait vraiment comme les enfants qu’il n’a pas eus, sans nous infantiliser pour autant. Pour tourner les scènes de nu, je lui faisais confiance, je savais qu’il était maître de l’érotisme et qu’on échapperait au porno. Et puis dans ces circonstances, on est tellement stressé, le niveau d’adrénaline est si haut qu’on est très concentré et on passe au-dessus des choses. On est comme des enfants. Je me souviens que Michael Pitt est venu dans ma loge et qu’il a ouvert son peignoir en souriant, pour détendre l’atmosphère…
“Je me sentirai une actrice à quatre-vingt ans, peut-être !”
Bertolucci vous a-t-il expliqué pourquoi il vous avait choisie?
Non.
Il a fait des commentaires sur votre “beauté indécente” par la suite.
C’est tout à fait lui! Je le vois bien disant ça avec un petit œil coquin, en train de provoquer… C’est une phrase pour les journalistes.
Il y a une part de provocation dans ce film…Vous avez un côté frontal, grande gueule.
Dans la vie, je ne suis pas du genre à rentrer dans le tas, mais j’aime bien le faire dans les rôles. Lorsque je prenais des cours, je choisissais Lady Macbeth, Marie Tudor, Cléopâtre, des rôles noirs de femmes qui s’expriment vraiment.
Bertolucci vous a également placée dans une généalogie du cinéma. Dans Innocents, vous jouez une scène en hommage à Greta Garbo…
… Il y a aussi Marlene Dietrich, François Truffaut…
… Et Top Hat avec Fred Astaire et Ginger Rogers.
Commencer dans le cinéma en réinventant des rôles d’actrices légendaires, c’était comme s’asseoir sur un coussin moelleux… Je n’avais pas vu tous ces films, je n’étais pas aussi cinéphile que mon personnage. Je me suis construit une culture grâce à Bertolucci.
Aviez-vous des idoles de cinéma?
Bette Davis plus que Greta Garbo, parce qu’elle a quelque chose de plus sec, peut-être de plus profond.
Est-ce que votre maman, Marlène Jobert, vous avait montré ses films, comme Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat?
Oui, mais elle ne m’a jamais poussée. Elle m’a simplement dit :”De toute façon, tu es maso, le métier d’actrice est fait pour toi !” Elle est la en permanence, elle me soutient. Elle sait que ce métier est difficile et que tout dépend du désir des autres. Elle comprend que les castings me mette dans un état terrible.
Toujours maintenant?
J’ai la chance d’en faire moins depuis James Bond.
Pourquoi tournez-vous majoritairement en anglais?
Jeremy Thomas, le producteur de Innocents, m’a poussée à tenter le casting du film de Ridley Scott, Kingdom of Heaven. Tout est arrivé dans le flot des choses. Après, on dit que je ne veux pas tourner en France, mais ce n’est pas vrai. Il se trouve que j’ai fait Arsène Lupin.
C’est une trajectoire surprenante pour une Parisienne.
L’anglais est assez pratique car je me tiens à distance de moi-même, jouer est donc plus facile. Il y a un côté presque robotique que j’aime assez. Cela dit, je ne suis pas une fan invétérée des Etats-Unis. J’ai un agent américain, mais je n’apprécie pas beaucoup Los Angeles, à part Venice Beach, où vit mon ami. Il y a quelque chose de tendu dans cette ville, une façon de circuler sans se croiser vraiment qui m’angoisse. En général, j’y passe deux semaines pour enchaîner les castings, rencontrer les patrons des studios… Je ne suis pas du genre à faire la conversation. J’ai eu une éducation bourgeoise, je suis polie, mais le bla-bla…
Hollywood ne vous fascine pas?
Difficile d’avoir une trajectoire cohérente là-bas. Les studios sont plus importants que le réalisateur, même s’il s’appelle Ridley Scott. C’est effrayant, ce sont pratiquement eux qui font les films…
Le glamour ne vous intéresse pas?
Si, bien sûr ! Le James Bond, je l’ai fait pour ça. Mais c’est d’abord un jeu. Sur le tapis rouge, je m’amuse à être une femme, alors que dans la vie de tous les jours, je suis la première à ne pas respecter les codes de la féminité. Je vais mettre les vêtements les plus faciles parce que ça me fait chier ! Je ne porte presque jamais de jupe, je ne me maquille pas pendant trois heures. J’ai parfois un côté garçon manqué. Alors j’aime bien porter une belle tenue ou faire une séance photo qui me dépayse.
Quelles sont vos références?
Par goût pour le contraste, je rejette les looks trop naturels, genre “sois toi-même”… Avec mon coiffeur et ma maquilleuse, nous aimons ce qui est excentrique et théâtral.
Etes-vous dans le système ou hors système?
L’idée d’un plan de carrière me dépasse un peu, alors qu’à Hollywood, même les enfants en ont un !
Je vous perçois comme presque désinvolte…
Je suis surtout un peu trop contemplative… Je me dis que les choses vont tomber du ciel. La seule initiative que j’ai prise dans ma vie, c’est d’écrire une lettre à Jean-paul Rappeneau quand j’avais treize ans. Ça n’a pas vraiment marché…
Quelle est votre technique de jeu? Votre méthode?
Je veux tout avoir dans la tête, un peu comme à l’école. Travailler sans scénario, comme Mike Leigh ou Gus Van Sant, je ne pourrais le faire qu’avec la confiance du metteur en scène. J’en ai eu un avant-goût avec Michael Pitt sur Innocents. Lui, il n’apprenait jamais son texte ! Il le lisait le matin quand on lui faisait sa coiffure. Il m’a tirée vers le haut.
Etes-vous sûre de vous désormais?
Je me sentirai une actrice à quatre-vingt ans, peut-être ! On a toujours l’impression d’usurper. Les gens me disent que j’ai l’air déterminée, et cela m’étonne. Je tournerais plus si j’étais sûre de moi. Il m’est arrivé souvent de ne pas oser aller à une audition par manque de confiance. Si je n’ai pas un minimum de temps pour me préparer, je suis paralysée. Cela dit, j’enchaîne les projets.
Proxima d'Alice Winocour, dans les salles françaises depuis le 27 novembre.