Sur la Croisette, les films s’enchainent, se percutent, s’éclairent entre eux. Et même s’ils viennent de galaxies différentes, ils semblent parfois se répondre, travailler les mêmes motifs, comme si l’air du temps infusait leur matière fictionnelle. Ce week-end, alors que Scorsese scrutait une fois de plus – avec un certain brio – son obsession pour la violence masculine dans Killers of The Flower Moon, May December de Todd Haynes et Anatomie d’une chute de Justine Triet ont pris le contrepied, en interrogeant frontalement le statut de ses personnages féminins.
Au Festival de Cannes, Todd Haynes propose une mise en abyme du cinéma
Vétéran du cinéma indépendant américain, le génial Todd Haynes a réalisé des mélos (Loin du paradis), un biopic tordu de Bob Dylan (I’m Not There), un film-dossier émouvant (Dark Waters), on en passe. Il s’attaque ici à la fois au soap opera, avec ses codes outrés, et au film sur le cinéma, un alliage qu’il saupoudre d’une délicieuse touche de camp. Car May December est une comédie, mais sur un sujet pas vraiment léger. Natalie Portman y joue Elizabeth, une actrice télé en quête de son grand rôle indé. Elle vient passer quelques jours auprès de la femme dont elle va représenter un moment de la vie à l’écran. Cette dernière est une quinquagénaire qui a l’apparence d’une bourgeoise affairée, mais le fond d’une héroïne blessée. Quand on voit apparaitre Joe (Charles Melton), on comprend mieux pourquoi : ce trentenaire au corps sculpté n’est pas le fils de Gracie, mais son compagnon. Et cela dure depuis longtemps. Trop longtemps, même. Sous le vernis de plans léchés, qui semblent parfois embaumer la maison du couple et les paysages de Savannah, riche ville côtière de l’état de Géorgie, on apprend qu’elle et lui se sont rencontrés alors qu’il était encore un enfant scolarisé en classe de cinquième. Gracie est allée en prison, ils se sont retrouvés.
Natalie Portman et Julianne Moore : un duo au sommet
Les informations sont dévoilées alors qu’Elizabeth interroge le couple et ceux qui les connaissent. Son but n’est pas de faire éclater la vérité, mais de comprendre qui est cette femme dont elle ne voit pas les crises de larmes, la fragilité mais aussi la dureté. Tout cela pour espérer briller ensuite à l’écran. Haynes s’amuse beaucoup à mettre en scène les deux femmes comme de fausses jumelles qui vont peu à peu brouiller les frontières de la représentation, jusqu’à cette scène sublime, digne de Mulholland Drive, où Julianne Moore apprend à Natalie Portman à se maquiller comme elle. Qui vampirisera l’autre, la brune ou la blonde ? Le cinéaste est assez malin et retors pour ne pas complètement répondre à la question, et offre une réflexion toujours séduisante sur la question très contemporaine de la prédation.
Si Gracie est de toute évidence une prédatrice qui a organisé un système d’emprise sur son compagnon, Elizabeth en est également une, à sa manière. Et si la vérité du couple Gracie/Joe finit par émerger alors que le trauma remonte des limbes, ce sera presque contre son gré. Dans Le Livre d’Image, son film présenté en 2018 au Festival de Cannes, Jean-Luc Godard citait cette phrase du philosophe palestino-américain Edward Saïd : “L’acte de représenter implique presque toujours une violence envers le sujet de la représentation. Il y a un réel contraste entre la violence de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même”. May December, film-vertige sur les actrices, la grandeur et les limites du cinéma, incarne pleinement cette trajectoire fascinante.
Avec Anatomie d'une chute, Justine Triet dissèque les rapports de couple
Dans Anatomie d’une chute de Justine Triet (première représentante française en compétition à qui l’on doit déjà les très beaux La bataille de Solférino, Sybil ou encore Victoria), il s’agit aussi d’interroger la puissance d’une femme, Sandra (Sandra Hüller), dont le mari meurt après être tombé du balcon de leur chalet alpin. Elle était présente, l’a-t-elle tué ? Le film suit son procès, la dissection de sa personnalité par les questions de l’avocat général. Sandra est observée dans ses moindres contradictions, poussée dans ses retranchements. La chute dont il est question dans le titre n’est pas seulement celle de Samuel (Samuel Theis), son mari, mais aussi celle d’un couple à rebours des conventions de genre qui multipliait les conflits. Tous deux écrivains, elle était celle qui avait du succès, tandis que lui semblait tétanisé par sa présence, incapable d’écrire, s’occupant de leur fils pendant qu’elle inventait des mondes. Cette inversion, Justine Triet en fait le moteur narratif de son film, qui va très loin dans l’auscultation des rapports de couple d’aujourd’hui, et la manière dont la réussite d’une femme est toujours considérée comme une anomalie.
Sandra Hüller, que l’on a déjà vu lors de ce Cannes 2023 dans la peau de l’épouse du commandant d’Auschwitz-Birkenau dans Zone of Interest de Jonathan Glazer, joue avec une grande précision cette figure féminine souvent antipathique. Avec Gracie et Elizabeth de May December, elles forment un trio passionnant, loin des champs de représentation souvent réservés aux personnages féminins, entre maman, putain et victime. Avec Natalie Portman, Julianne Moore et Sandra Hüller, tout explose. Si l’une d’elle repart avec le Trophée de la meilleure actrice, ce serait un signe fort. Alors que le Festival de Cannes et l’industrie du cinéma sont secoués par les questions féministes, sans toujours savoir comment les prendre en compte, les artistes apportent leur réponses, passionnantes, profondes, inattendues.
May December de Todd Haynes avec Julianne Moore et Natalie Portman. Sortie à déterminer.
Anatomie d’une chute de Justine Triet avec Sandra Hüller. Sortie de le 23 août.
En compétition.