Le Festival de Cannes le plus riche en bons films et en grands auteurs depuis plus de quinze ans s’est achevé avec une Palme d’or octroyée par le jury d’Alejandro González Iñárritu à une œuvre qui respire le cinéma à chacun de ses plans : Parasite de Bong Joon-ho (sortie le 5 juin). C’est évidemment une intention louable, d’autant que le réalisateur coréen de Memories of Murder réussit ici l’un de ses meilleurs films, aux accents cruels et chabroliens, en narrant l’histoire d’une famille appauvrie de Séoul qui s’empare peu à peu du territoire d’une autre famille, beaucoup plus riche. Parasite va très loin et très fort, avec une drôlerie et une férocité fatales. La récompense suprême, accordée à l’unanimité, ressemble à un choix logique – même s’il ne montre pas une audace particulière – puisque la circulation de l’argent et du pouvoir dans un monde de discrimination, la folie et la violence qui s’emparent des êtres quand ils subissent ou comprennent la dépossession dont ils sont victimes, tout ce qui est abordé dans le film, en somme, a percuté la Croisette de plein fouet lors de cette Quinzaine.
Le réalisateur coréen de Memories of Murder réussit ici l’un de ses meilleurs films, aux accents cruels et chabroliens
La banlieue française filmée par Ladj Ly et un village reculé du Brésil vu par Juliano Dornelles et Kleber Mendoça Filho ont inspiré le Jury dans son geste le plus intéressant : un Prix du Jury commun pour deux films conçus comme des cris d’alerte politiques et sociaux, dans une époque de repli sur soi. Alors que le néo-western brésilien Bacarau imagine une dystopie où des mercenaires tentent de rayer de la carte une communauté qui finit par se révolter, Les Misérables renouvelle le film de banlieue, vingt-cinq ans après La Haine, en étudiant les conséquences d’un débordement de violence policière sur toutes les communautés : flics, voyous, habitants de Montfermeil où le tournage a eu lieu et d’où le jeune cinéaste (c’est son premier film) est originaire. Sur la scène du Grand Théâtre Lumière, Ladj Ly a désigné un seul ennemi au lien social : la misère.
Les Misérables renouvelle le film de banlieue, vingt-cinq ans après La Haine.
Grâce à son premier long-métrage, Atlantique, Mati Diop, 36 ans, première femme noire sélectionnée
en compétition (en 72 éditions !) remporte le Grand Prix.
Ceux qui n’ont plus rien, mis à part leur faim et leur pulsion de dévoration, ce sont les zombies, figures politiques par excellence qui ont hanté le Festival, chez Jim Jarmusch pour l’amusant et pessimiste The Dead Don’t Die, comme chez Bertrand Bonello, qui s’intéresse, dans son étonnant Zombi Child, au vaudou haïtien et aux idées de transmission et d’identité, mettant en parallèle l’histoire d’un revenant à Port au Prince avec celle de plusieurs jeunes adolescentes dans la France d’aujourd’hui. Mais la plus puissante évocation des morts-vivants a été celle de Mati Diop, 36 ans, première femme noire sélectionnée en compétition (en 72 éditions !) qui remporte grâce à son beau premier long-métrage Atlantique le Grand Prix, la deuxième récompense la plus convoitée après la Palme d'or. Le film situé à Dakar déploie, à la fois, une histoire d’amour impossible et un hommage mélancolique à une jeunesse perdue. À une situation tragique – de jeunes hommes tentent de s’enfuir du Sénégal par la mer pour rejoindre l’Europe parce qu’ils ne sont pas payés et meurent en mer, avant de revenir dans le corps des femmes – Atlantique offre une réponse esthétique, dans ce qui restera comme l’un des films les plus doux et hypnotiques du festival. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, la Franco-Sénégalaise définit ainsi sa démarche : “L’idée des mouvements entre Afrique et Europe se trouve au cœur de mon travail. Il y a un effet miroir. Je suis le fruit de cette rencontre. Depuis le départ, Atlantique est à la fois un projet de cinéma et une démarche très personnelle, comme un voyage intérieur.”
C’est du côté des femmes, comme envahies par un sentiment d’urgence, que sont venues les propositions les plus habitées et novatrices.
La récompense majeure offerte au film de Mati Diop n’est que justice et donne une visibilité aux réalisatrices, comme toujours peu mises en avant. Les grands cinéastes masculins ont bien sûr largement apporté leur contribution à ce Cannes 2019, pour le pire (le film-transe en roue libre d’Abdellatif Kechiche - Mektoub My Love : Intermezzo) ou pour le meilleur (Pedro Almodovar et son sublime autoportrait Douleur et Gloire, qui a rapporté à Antonio Banderas le prix du meilleur acteur), tandis que les américains Terrence Malick (Une vie cachée) et Quentin Tarantino (le très personnel Once Upon a Time in Hollywood) ont produit des films à la hauteur de leur réputation. Mais c’est du côté des femmes, comme envahies par un sentiment d’urgence, que sont venues les propositions les plus habitées et novatrices.
Notre Palme d’or incontestable : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma.
Sibyl, de Justine Triet, est un magnifique mélodrame rêche et agité, qui se saisit du deuil amoureux à travers deux personnages puissants interprétés par Virginie Efira et Adèle Exarchopoulos. Pour son troisième film, la réalisatrice de Victoria place le désir féminin au centre de son désir de cinéma et façonne une mixture narrative et visuelle complexe, sensuelle et cérébrale, dont on ne sort pas indemne. Un cinéma plein de souffle qui s’invente sous nos yeux et cherche de nouveaux angles de vue, un nouveau toucher, une autre façon de nous faire pleurer, que demander de plus ? C’est aussi la problématique - beaucoup plus politique qu’il n’y paraît - sur laquelle se structure ce qui a été pour nous le plus beau long-métrage de ce festival, notre Palme d’or incontestable : Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Reparti avec un famélique Prix du scénario, ce film en costumes brûlant ne parle pourtant que de mise en scène - c’est le lot parfois désolant des palmarès… La réalisatrice raconte l’histoire d’amour lesbienne entre une peintre et son modèle au 18e siècle et interroge à travers leur relation ce que le cinéma rend possible : la naissance d’un regard, ses liens avec le désir tout-puissant, la manière dont l’art et le sentiment amoureux peuvent aider à vivre. Tout reprendre à zéro, interroger nos façons de voir, nos œillères et nos possibilités de grandir, voilà ce à quoi Céline Sciamma nous invite. Son film bouleversant est comme un passeport vers un nouveau monde.