Il est impossible de savoir vraiment comment Pierre Rissient gagne sa vie, mais on sait en revanche comment il la brûle. Homme de cinéma, tel est le titre du documentaire que le critique américain Todd Mccarthy a consacré à Pierre Rissient en 2007. légende de la cinéphilie française et mondiale, ce dernier écume depuis soixante ans les salles obscures parisiennes, cannoises et internationales. Tour à tour programmateur, distributeur, acteur, réalisateur, attaché de presse, Rissient a noué des relations d’amitié profondes avec de grands cinéastes, de Fritz lang à Clint Eastwood, aidé des dizaines de films à se faire connaître, révélé des figures aussi importantes que Jane Campion et Lino Brocka. véritable insider, Rissient aime les films et il en parle, il aime les artistes et il leur parle. Durant notre conversation, un jour de pluie lors du dernier Festival de cannes, il a répondu à plusieurs appels de personnalités lui demandant son avis sur un film. Rencontre avec le dernier mogul de la cinéphilie.
Numéro: Depuis combien de temps passez-vous les mois de mai au Festival de Cannes ?
Pierre Rissient : Depuis 1964. À l’orée des années 90, il restait encore des gens qui étaient venus au Festival avant moi. Aujourd’hui, il ne doit plus y en avoir beaucoup…
Votre naissance à la cinéphilie est bien antérieure à 1964.
Oui, j’étais déjà un vieux cinéphile pour mon premier Cannes! [rires.] Le choc date de 1951. Le surveillant général de mon lycée est apparu un jour pour nous informer que des projections accompagnées de présentations allaient se tenir toutes les deux semaines au lycée Montaigne. Je m’intéressais alors à la littérature et au théâtre. Enfant, ma première passion était pour Errol Flynn, mais je ne connaissais pas vraiment le cinéma. le premier film que j’ai vu dans ce ciné-club était Lumière d’été, de Jean Grémillon, suivi d’Alexandre Nevski, La Splendeur des Amberson, Seuls les anges ont des ailes, Au cœur de la nuit… Une histoire officielle du cinéma en accéléré. À partir de 1952, j’ai poursuivi en allant à la Cinémathèque, rue de Messine [adresse d’origine de la Cinémathèque créée en 1936 par Henri Langlois] où j’ai vu notamment Les Rapaces d’Erich von Stroheim. il y a eu aussi le studio Parnasse, le Cardinet, qui passaient des classiques français de Vigo, Renoir, ainsi que des films italiens.
“Mes coups de cœur et mes passions ont décidé pour moi et m’ont fait diverger. Je suis capable de faire le lien entre toutes les activités que j’ai eues, toutes au service d’une même chose : l’amour des films.”
Comment avez-vous fait de votre amour du cinéma un métier ?
Ma première entrée dans le monde du cinéma a été officieuse, avec la programmation du Mac Mahon, à Paris. cette salle passait beaucoup de films américains, d’abord destinés aux soldats stationnés à Paris, qui fréquentaient les bars près de la place de l’étoile. Un jour, avec un ami, nous sommes allés voir M. Villon, le directeur, pour lui expliquer que nous avions envie de voir certains films qu’il ne passait pas dans son cinéma alors qu’ils y avaient leur place. Nous avons établi une liste. Le premier film a été Les Amants de la nuit de Nicholas Ray. Le succès aidant, nous nous sommes installés comme programmateurs non officiels.
On imagine des clans entre les tenants du Mac Mahon et ceux des Cahiers du cinéma, à une époque où la cinéphilie divisait comme la politique. Mais les points de convergence existaient.
Le fractionnement a commencé plus tard, vers 1960. Avant, une quarantaine de cinéphiles se croisaient tout le temps… Je me souviens très bien que le jour de la sortie d’En quatrième vitesse, d’Aldrich, nous étions une bonne vingtaine à la première séance et nous en avons longuement discuté dehors. Il n’y avait pas de clivages. J’ai croisé Truffaut et Rivette, mais j’étais plus copain avec Chabrol. Il habitait à Neuilly. Souvent, après les projections du mardi soir au studio Parnasse, Claude me ramenait en voiture. Il a été attaché de presse à la Fox, et son bureau était devenu une sorte de salon où les cinéphiles passaient après avoir vu un film aux Champs-Élysées. J’ai connu aussi Jean-Luc Godard à son retour d’Amérique Du Sud. Il m’a pris comme assistant réalisateur sur À bout de soufle.
Beaucoup de légendes circulent à propos d’À bout de souffle (1960). Godard écrivait-il vraiment les dialogues au jour le jour ?
En tant qu’assistant, j’ai écrit le plan de travail du film à partir de trois pages et demie de texte, qui étaient tout de même assez claires en termes de séquences et de scènes. Ce plan de travail a été respecté, ce qui prouve que Godard savait où il allait. Mais c’est vrai qu’il venait souvent le matin avec un texte qu’il avait écrit ou réécrit. Il s’asseyait avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg autour d’un café et ils travaillaient. Jean-Luc avait vraiment la volonté de faire un film le plus spontané possible. Ce qui est faux, en revanche, c’est que le film aurait été prévu pour être monté comme il l’a été (avec des sauts impromptus dans l’action, des jump cuts). Il sufit de regarder les deux premiers courts-métrages de Godard, assez classiques, pour le comprendre. Plusieurs éléments ont créé la forme étonnante d’À bout de soufle. D’abord, avec l’accord de Raoul Coutard, le chef opérateur, ils étaient convenus de le tourner comme des actualités, mais certains moments étaient déficients au point de vue de l’image, au milieu d’une scène. Parfois aussi, les répliques des acteurs étaient moins justes. Je ne sais pas si Jean- Luc en a eu l’idée, ou sa monteuse Cécile Decugis, mais le montage a dû en tenir compte. Ils ont coupé ce qui ne fonctionnait pas au milieu des scènes.
“Avant je me déplaçais à Cannes sans accréditation. Maintenant, il y a trop d'agents de sécurité…”
Vous voulez dire que le jump cut est né d’un accident ?
Il ne s’agit pas d’une critique car je pense qu’un artiste trouve la forme qui lui convient tout au long du processus de création, avec les accidents. Très vite, Godard a fait de ces jump cuts un système esthétique, comme on le voit dans Le Petit Soldat.
Comment définiriez-vous votre rôle dans le cinéma ? Vous avez été distributeur de films, attaché de presse…
Mes coups de cœur et mes passions ont décidé pour moi et m’ont fait diverger. Si aujourd’hui j’ai une certaine compétence, c’est parce que je suis capable de faire le lien entre toutes les activités que j’ai eues, toutes au service d’une même chose : l’amour des films. J’ai une sorte de synthèse de la profession en moi.
Essayons d’énumérer vos métiers.Vous avez été assistant de Jean- Luc Godard, puis…
Il y a eu ma période de programmateur du Mac Mahon dont je parlais plus tôt. J’ai écrit quelques critiques, pas beaucoup. Mes activités m’ont amené à être attaché de presse. J’ai commencé à instituer le principe des interviews de metteurs en scène pour les films. Avec le patron du Mac Mahon, nous avons créé une petite société de distribution pour des classiques oubliés, comme L’Impératrice rouge de Josef von sternberg ou Shock Corridor de Samuel Fuller, que personne n’avait voulu sortir en France… J’ai commencé à être connu dans la profession pour mon flair. La première année où je suis allé à Cannes, c’était parce que Fritz Lang était président du jury et que j’étais très proche de lui. Il voyait mal, et comme il ne se sentait pas à l’aise, il m’a demandé de descendre à Cannes en même temps que lui, à la fois pour l’aider dans la vie quotidienne et pour qu’il puisse s’assurer qu’il avait bien compris telle ou telle scène, tel détail d’un film, afin de pouvoir ensuite émettre un jugement.
“Le cinéma est un art composite, mais ce qui est fondamental dans sa spécificité c'est cette question : où placer le cinéma ? Selon quel angle ? Avec quel objectif ? À quelle distance des acteurs ? Tout part de là.”
Vous êtes très souvent allé à Hollywood ?
Mon premier voyage a eu lieu en 1964. J’avais envie de rencontrer Raoul Walsh, Leo Mccarey et un scénariste, William Bowers. Walsh était déjà à la retraite, même s’il en souffrait beaucoup. il habitait à Palm Springs, il est venu me voir trois fois. McCarey, lui, avait encore un bureau à la Fox. Il ne faisait rien. J’ai aussi rencontré Don Siegel, John Cassavetes...
Vous avez connu un Hollywood dont lâge d'or était révolu, tandis que le Nouvel Hollywood n'avait pas encore émergé. Étiez-vous mélancolique ?
Je suis quelqu'un de mélancolique, je l'ai toujours été. En 1964, je m'intéressais presque uniquement aux cinéastes de l'âge d'or, Walsh, Hawks, Vidor… Il m'était assez difficile de voir des films des cinéastes de l'époque. Je me suis attaché ensuite à la nouvelle génération avec des gens comme Schatzberg, Coppola, Scorsese…
L'un de vos meilleurs amis s'appelle Clint Eastwood. Comment avez-vous croisé sa route ?
J'aimais les films de Sergio Leone et de Don Siegel, et comme je connaissais ce dernier, j'ai été présenté à Clint. Nous avons sympathisé. C'était au moment où Don Siegel et lui finissaient Les Proies (1971). J'ai été l'attaché de presse du film en France, où il a connu un grand succès critique. Avec Clint, nous sommes restés très amis. Je savais qu'il n'était pas le connard de cow-boy fasciste que les gens imaginaient. J'ai su déceler ses qualités de cinéaste, même si, au vu de ses premiers films, je n'aurais jamais imaginé sa carrière. Maintenant, on est copains. Clint a le sens de l'humour.
Vous avez choisi de rester un homme de l'ombre, presque comme un agent secret.
On pourrait le dire comme ça. D'ailleurs, j'ai joué un agent secret au cinéma ! Ma réputation dans certains milieux rend ma vie plus facile.
Il se murmure que vous pouvez vous déplacer à Cannes sans accréditation.
C'était vrai avant. Maintenant, il y a trop d'agents de sécurité…
À quoi reconnaisez-vous un bon film ?
Qu'est-ce qui fait que Kenji Mizoguchi est un grand cinéaste, comme Raoul Walsh par exemple ? C'est impossible à expliquer. Le cinéma est un art composite, mais ce qui est fondamental dans sa spécificité, comme l'a dit Claude Mauriac, c'est cette question : où placer le cinéma ? Selon quel angle ? Avec quel objectif ? À quelle distance des acteurs ? Tout part de là. Les grands cinéastes répondent mieux à ces interrogations. Certains avaient le sens du cinéma des 1908, d'autres étudient dans des écoles de cinéma et ne l'ont pas toujours pas en 2012.
“Je ne peux pas être proche d’un réalisateur dont je n’estime pas le travail. Certains ont plus de personnalité que de talent. Quand un film me plaît, il me parle si directement que j’ai envie de m’adresser à la personne qui l’a conçu.”
Quels sont vos rapoorts avec Quentin Tarantino ?
Nous sommes devenus amis quand j'ai aidé Reservoir Dogs à venir à Cannes. J'ai fait la même chose pour Pulp Fiction, dont j'avais visionné la copie de travail. Je suis sentimental, je peux m'emballer demain pour un nouveau film.
Vous avez quelques palmes d'or à votre actif, directement ou indirectement.
L'Épouvantail de Jerry Schatzberg, Conversation secrète et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, La Leçon de piano de Jane Campion, Le Goût de la cerise d'Abbas Kiarostami, ces films-là, je les ai amenés directement à Cannes. Il y en a d'autres que j'ai simplement proposés, comme Pulp Fiction. Je connais aussi quelques secrets, cela me stimule.
Vous avez le droit d’en raconter certains ?
Je peux parler de Johnny s’en va-t-en guerre (1971) de Dalton Trumbo. J’étais très lié à certains membres de la liste noire du maccarthysme dont Trumbo avait fait douloureusement partie. Quand il a réalisé ce film, je l’ai proposé au Festival de cannes. à ce moment-là, Robert Favre le Bret en était le délégué général. Manque de chance, il a refusé le film. J’ai insisté car j’avais une énorme estime pour Trumbo. Je connaissais Jean Renoir, je lui ai demandé de voir Johnny s’en va-t-en guerre et de bien vouloir envoyer un télex de soutien. Il l’a fait en disant que ce ilm était aussi important que l’avait été La Grande Illusion en 1937 ! Favre le Bret est resté malgré tout inlexible. il m’a dit : “N’insistez pas, ce film ne sera jamais à Cannes!” Dalton Trumbo m’a alors demandé si Luis Buñuel, qui avait eu le projet de réaliser le film lui-même, accepterait de nous aider. Buñuel nous a répondu d’écrire ce qu’on voulait, qu’il signerait le télex… Finalement, nous avons obtenu une séance en catimini à 17 heures et… le film a remporté le Grand Prix spécial du jury !
Comment définir la fascination qu’exercent les cinéastes sur vous ?
Je ne peux pas être proche d’un réalisateur dont je n’estime pas le travail. Certains ont plus de personnalité que de talent. Quand un film me plaît, il me parle si directement que j’ai envie de m’adresser à la personne qui l’a conçu. Quand je revois un film de Fritz Lang aujourd’hui, je me dis que j’y vois des choses que je ne verrais pas sans l’avoir connu.
Il devient plus difficile de trouver beaucoup de bons films chaque année. En ressentez-vous une certaine mélancolie ?
Il y a une certaine amnésie du cinéma par rapport à lui-même, c’est vrai. Depuis longtemps, les cinéphiles se sentent seuls. Je m’étais trouvé dans une conversation où nous disions que la manière dont on tourne aujourd’hui fait que le public ne peut plus voir un film de Jacques Tourneur. Maintenant, la caméra doit être proche des acteurs, les dialogues expliquent l’histoire, alors que chez Tourneur, la caméra pouvait rester loin des acteurs, dans l’obscurité, il pouvait y avoir une incertitude sur ce que faisaient les personnages… Je le dis depuis vingt-cinq ans et je ne suis pas près de changer d’avis, peu de gens sont profondément cinéastes. J’espère, de mon côté, jouer un rôle dans la mémoire du cinéma et aider à le maintenir vivant.