Fleur Geffrier, héroïne de la série Les Gouttes de Dieu
Dans la série Les Gouttes de Dieu (2023), adaptée du célèbre manga éponyme, Fleur Geffrier interprète Camille, une Française dont le père vient de mourir. Sans contact avec lui depuis des années, elle se retrouve mise au défi par ses dernières volontés. L’homme qui l’a élevée possédait en effet une prestigieuse collection de vin conservée au Japon, et bien qu’elle ne boive pas d’alcool, la condition fixée pour que la cave lui soit léguée est qu’elle reconnaisse une bouteille, à l’aveugle. Face à elle, un concurrent redoutable, spécialisé dans le vin, pourrait aussi remporter l’héritage. D’un seul coup, la vie de Camille change, entièrement tendue vers cet objectif qui la bouleverse. C’est avec ces images en tête que nous rencontrons Fleur Geffrier. Sa vie, à elle aussi, a changé. Il y a quelques mois encore, la trentenaire restait peu identifiée. Au cinéma, elle comptait notamment une apparition dans le très beau Elle de Paul Verhoeven. À la télévision, elle a tenu un rôle au long cours dans la série de sous-marin allemande Das Boot et semblait également abonnée aux fictions françaises.
Mais depuis ce printemps, la focale s’est élargie et le monde entier connaît potentiellement son visage émouvant. Pourquoi n’entrer dans la lumière que maintenant, alors qu’elle est comédienne depuis plus d’une décennie ? Elle en rit. “Je ne comprends pas pourquoi cela arrive aujourd’hui plutôt qu’avant ! Mais je pense être aujourd’hui une autre actrice qu’il y a cinq ans. J’ai évolué, pris de l’assurance. Je me sens légitime, à l’aise sur un plateau, à ma place. Quand on a la détente et la disponibilité, on peut attirer les regards, même si on n’a pas toujours l’impression que c’est contrôlable. J’ai aussi eu la chance d’être au bon endroit au bon moment. Et j’ai travaillé.”
Le sourire radieux de Fleur Geffrier dit sa joie et même son soulagement d’être enfin à cette place. Elle raconte ses “moments de doute” et la vie d’une actrice quand le succès tarde. “Il ne faut pas lâcher. Ce sont des courts-métrages en pagaille pas payés, des répétitions jusqu’à minuit pas payées, on bosse, on bosse... Si je devais donner un conseil aux jeunes acteurs, ce serait d’avoir confiance en leurs rêves, et d’être portés par un désir très puissant, car c’est très difficile.” À l’époque du Covid, la comédienne n’a pas joué pendant un an et demi. “Cela fait partie du métier et c’est aussi la réalité de la vie. Mais cette fois, j’ai failli me dire qu’il fallait que je trouve un autre travail.” Puis la roue a fini par tourner, quelques tournages se sont profilés et le doute s’est rangé dans une zone moins accessible de sa psyché. L’aventure des Gouttes de Dieu est venue couronner ce moment, avec tout l’irrationnel qu’une série de cette ampleur convoque.
Créée par le Français Quoc Dang Tran, il s’agit d’une production internationale entre Japon, France et États-Unis. Autant dire une sorte d’usine à gaz géante quand il faut prendre des décisions de casting et choisir une héroïne. Fleur Geffrier a été élue parmi une multitude de candidates. “Le casting a été assez massif, c’est vrai, mais je suis arrivée à la fin. J’ai auditionné via Zoom car je tournais à Biarritz, puis j’ai rencontré le réalisateur à Paris quatre jours plus tard. Le lendemain, il me rappelait pour m’annoncer la bonne nouvelle.” Bienvenue dans l’un de ces métiers où tout peut changer en quelques jours. Dans ce cas, mieux vaut s’y être préparé, peut-être une vie entière. C’est le cas de Fleur Geffrier.
“J’ai eu envie très tôt”, confirme-t-elle. Sauf que rien ne lui a été donné. Elle raconte une enfance à la campagne dans le Tarn, où elle n’était pas une petite fille populaire à l’école. Mal à l’aise dans les interactions sociales, elle se réfugie dans les mots et les histoires des autres. “Je n’étais pas en odeur de sainteté avec tout le monde, c’était compliqué, j’avais un peu du mal à m’adapter, à m’intégrer. Quand j’ai joué pour la première fois, incarner un personnage m’a fait du bien. Je n’étais plus moi et c’était libérateur. Tout à coup, j’y allais à fond. J’avais 9 ou 10 ans.” Durant les années collège, cours de théâtre et pièces amateurs confirment son envie. “À 12 ans, je me rappelle avoir lu une interview d’Audrey Tautou, où elle expliquait qu’elle avait suivi la classe libre du Cours Florent. C’est devenu mon rêve.”
En lisant le scénario, je me suis vue. Je trouvais Camille proche de moi. Elle a ce côté énergique, assez solaire même s’il lui arrive des trucs durs. J’étais heureuse sur ce tournage.” - Fleur Geffrier
Fleur Geffrier arrive pourtant jusqu’au bac sans savoir si elle continuera dans cette voie, hésitant jusqu’au dernier moment à suivre un cursus de biologie. Mais un ami lui parle d’une fac de théâtre. À Nice, puis à Vitry-sur-Seine, le processus est enclenché, de manière peu banale puisqu’il est question non seulement d’apprendre le jeu, mais aussi les grands textes. Elle en ressent encore les effets aujourd’hui. “Je connais bien le théâtre, j’adore toujours y aller et en lire. J’ai même monté des pièces classiques en tant que metteuse en scène durant mes années de formation.” Quinze ans après avoir rêvé de suivre les pas d’Audrey Tautou, la Tarnaise passe avec succès le concours de la classe libre du Cours Florent. Nous sommes en 2013, elle a 27 ans. Un âge singulier pour entrer dans cette institution très réputée de l’acting à la française. “J’étais la plus vieille, mais j’étais déterminée depuis plusieurs années à tout donner pour devenir comédienne. Quand on m’a dit oui, cela m’a libérée de beaucoup de carcans et de chaînes qui me retenaient.”
Quasi trentenaire, elle apprend à dompter une caméra et se sent, selon ses propres termes, “plus proche” d’elle-même. Elle devient finalement actrice à un âge où beaucoup se sont déjà épuisés. Il n’y a pas que des inconvénients à s’imposer tardivement : la combustion lente favorise la profondeur. C’est ce qui frappe avec le jeu de Fleur Geffrier. Dans Les Gouttes de Dieu, une inquiétude sourde, venue de très loin, se superpose à une fraîcheur et une légèreté intactes. Et même si elle ne fait que sourire en parlant de sa “chance”, celle de jouer, une salutaire réserve se dessine quand elle évoque une question de fond, liée à son choix de vie : “C’est un métier difficile car on dépend beaucoup du désir des autres.” Un métier où l’on attend les sollicitations, les appels, les signes. Un métier d’introspection presque forcée. “Jouer nous en apprend énormément sur nous, et aide à grandir, car au fond, on travaille sur l’âme humaine. Nous ne sommes pas des psychologues, mais à force, on devient des experts des émotions et des rapports personnels.”
“J’ai été biberonnée par mes parents à la science-fiction, la fantasy et le fantastique.” Fleur Geffrier
Cette forme d’expertise et de responsabilité semble animer l’actrice et infuser son travail. Son rôle dans Les Gouttes de Dieu lui va logiquement comme un gant, ce qu’elle confirme sans sourciller : “En lisant le scénario, je me suis vue. Je trouvais Camille proche de moi. Elle a ce côté énergique, assez solaire même s’il lui arrive des trucs durs. J’étais heureuse sur ce tournage. Je voulais ressentir ce qu’elle ressentait, être dans son histoire.” Les scènes de dégustation de vin impressionnent. On y voit Camille humer le précieux nectar, l’avaler avec une intensité sidérante. Puisant dans ses souvenirs d’enfance, l’héroïne dépasse son deuil pour se concentrer sur l’essence du goût. Pour y parvenir, Fleur Geffrier a pris conseil auprès d’œnologues dont elle dit qu’ils semblent pourvus d’un super- pouvoir lorsqu’ils tapissent leur bouche de vin. Il y a aussi chez elle un talent simple et précieux à communiquer la force d’une sensation. “Faire ressentir une sensation intérieure comme goûter du vin, cela se joue sur des attitudes, des détails. On va parler plus doucement, étirer les mots, essayer de les goûter et voir la sensation physique que cela procure.”
Fleur Geffrier passionne quand elle évoque l’essence de son métier, sa méthode de travail dont elle ne fait pas un modèle. Car il n’y a pas une seule façon de se préparer à l’intensité de la scène ou d’un plateau. “C’est très personnel, le travail d’acteur. Moi, j’apprends mon texte au cordeau pour m’en libérer. Je ne me projette pas dans les scènes, pour éviter d’être chamboulée par la réalité. Parfois, l’image qu’on avait d’une scène n’a rien à voir avec ce qu’elle va être, et il faut s’en protéger. J’essaie de bien saisir mon personnage, et surtout de me détendre pour être à 100 % disponible, dans le dialogue permanent.”
Cette ouverture à la nouveauté, Fleur Geffrier la déploie à une époque où les opportunités se multiplient, grâce à l’arrivée en force des streamers qui ont augmenté drastiquement le volume des “contenus”, ce mot barbare inventé par des experts du marketing. Dans ce contexte, la comédienne a décidé de perfectionner son anglais et de passer des castings internationaux, avec la réussite que l’on sait. Elle s’épanouit aussi après le choc provoqué par #MeToo, dont les suites se font encore sentir, souvent pour le meilleur. “Je pense à la manière dont les personnages féminins sont construits. Cela me tient à cœur, je n’accepte pas n’importe quoi. Il faut que les problématiques d’aujourd’hui soient prises en compte : on est dans un monde qui bouge et la fiction doit bouger. Certains rôles se cantonnent à représenter ‘la femme de’, notamment dans les biopics. Mais les choses ont évolué. Dans le dernier projet que j’ai tourné avec le réalisateur Rodolphe Tissot, Les Espions de la terreur, les deux personnages principaux sont des femmes qui appartiennent à la DGSI et à la DGSE. Dans le manga dont Les Gouttes de Dieu sont adaptées, le personnage de Camille Léger était à l’origine un homme.”
Pendant son temps libre, Fleur Geffrier se passionne pour les films et les séries de genre : “J’ai été biberonnée par mes parents à la science-fiction, la fantasy et le fantastique.” Une attirance peu évidente à faire fructifier en France, où le marché se concentre sur d’autres aspects de la création. Elle dit pourtant rêver de jouer dans un Seigneur des anneaux, avant de préciser : “C’est comme un fantasme. Dans la réalité, je préfère explorer des choses plus humaines.” Quelques secondes plus tard, elle affine encore sa pensée : “J’aime explorer l’étrangeté et j’aimerais le faire davantage.” Son visage très expressif pourrait faire merveille. Mais avec qui ? Elle parle avec admiration du cinéaste américain Jeff Nichols, réalisateur de Mud et de Take Shelter, qui suit une ligne fine : “Il ajoute de l’inquiétude au familier.”
D’une certaine manière, la conversation se rapproche de zones freudiennes. On discute avec Fleur Geffrier de la nécessité ou non de souffrir pour créer. Son point de vue éclaire sa personnalité artistique et donne envie de voir la suite. “Toutes les approches créatives m’intéressent, mais le principal est de travailler dans la joie, surtout pas dans la souffrance. On peut aussi avoir de l’ambition de cette façon-là. L’introspection nécessaire pour nourrir son rôle a parfois un prix, mais sur un plateau, on se retrouve tous au même niveau et on se doit le respect. Parfois, les sujets sont difficiles, alors on commence à souffrir. Quand j’ai dû me plonger dans la Seconde Guerre mondiale, je me suis rendu compte que je m’abîmais un peu. J’étais trop accrochée à mon personnage. J’ai alors effectué un travail solitaire pour mettre de la distance et j’ai pris conscience que les choses fonctionnaient très bien sans me tourmenter. Il faut à tout prix privilégier l’amour et le respect, y compris de soi-même.”
Les Gouttes de Dieu (2023) avec Fleur Geffrier, série diffusée sur France TV+ et ce soir sur France 2 à partir de 21h10.
Coiffure : Massanori Yahiro chez Open Space Paris. Maquillage : Lamia Bernad avec les produits Charlotte Tilbury chez Open Space Paris. Manucure : Leila Rerbal. Assistante réalisation : Céline Bourreau. Numérique : Nina Linnemann. Retouche : A. De Pedrini. Production : Open Space Paris