À travers un personnage qu’elle incarne elle- même, le cinquième film de Maïwenn touche aux fractures intimes rouvertes à la mort de son grand-père algérien, il y a quelques années. Autour d’un casting puissant (Louis Garrel, Marine Vacth, Fanny Ardant, Dylan Robert), la réalisatrice de Polisse et de Mon roi plonge dans un drame familial autour du deuil et de l’identité, avec sa franchise et son énergie coutumières.
Numéro : ADN est un mélodrame familial sur l’identité. Vous dites souvent que votre travail est très personnel, en refusant le terme “autobiographique”. Quelle est la différence ?
Maïwenn : De film en film, j’aime aiguiser mon point de vue [elle s’interrompt]... Vous regardez le tatouage à mon poignet ?
Oui. Je lis un nom et un prénom. Lesquels ?
Ceux de mon grand-père, Abdelkader Belkhodja... Je fais la différence entre le personnel et l’autobiographique, déjà parce que mon vocabulaire s’enrichit. Je suis capable de parler de mon cinéma de façon plus précise aujourd’hui. Le terme “autobiographique” m’a toujours dérangée, même au début, sauf que je n’avais pas les mots pour exprimer ce sentiment. Chacun fait ce qu’il veut, mais je trouve que ce terme ne devrait jamais être accordé à des réalisateurs. Les mots qui commencent par “auto”, pour moi, c’est de l’électroménager ou de la mécanique. Automatique. Autolib. Je préfère dire que mes films reflètent mon cerveau. Je me sers d’affects que j’ai connus, mais je ne raconte pas ma vie. Dans ADN, il y a peut-être deux scènes qui me sont réellement arrivées. Le reste, j’y mets mes fantasmes, mes regrets, mes remords, ce que j’aurais aimé pouvoir faire, ce que j’aurais aimé entendre.
Je regarde à nouveau votre tatouage. Depuis quand avez-vous le nom de votre grand-père sur la peau ?
Cela fait cinq ans. Avant qu’il meure. Je rêvais de tourner un film sur l’Algérie depuis longtemps. Mais j’étais tiraillée entre plusieurs idées : raconter la guerre ou bien l’histoire de mes grands- parents. Et puis des deuils ont surgi dans ma vie. Deux amies à moi sont mortes, dont une qui s’est jetée par la fenêtre. Ensuite, ma grand-mère, puis mon grand-père... Au bout d’un moment, je vivais énormément avec les disparus. Sans vouloir être glauque, il y a eu comme un autre monde dans mon quotidien : je cherchais à continuer le dialogue avec eux, en me posant des questions sur ce que les morts nous transmettent, comment vivre mieux avec leur absence, comment la rendre présente. Ces choses sont devenues des obsessions et j’ai eu envie d’en faire un film. Même si, au départ, j’étais si dévastée qu’un tournage me semblait impensable.
Vous débutez ADN par une immersion dans les derniers jours de ce grand-père.
Afin de comprendre pourquoi la mort d’un homme qui a tout de même 93 ans dans le film fait autant de mal à mon personnage, il fallait expliquer le contexte. Dans mon cas à moi, j’ai vite compris que le problème allait au-delà du décès d’un homme. À sa mort, je n’ai pas pu travailler pendant un an et j’ai passé beaucoup de temps en Algérie. Si cette mort me touchait autant, c’est qu’il était un pilier. Il représentait le dernier repère par rapport à un pays que je ne connaissais pas assez. Et aussi un paradis perdu.
De quel paradis perdu parlez-vous ?
Je parle de l’enfance avec eux, mon grand-père et ma grand-mère. Ce n’était que des bons souvenirs et de l’amour. Quand j’étais petite et adolescente, ils ont représenté ma seule source d’amour. Ils se sont montrés omniprésents tout au long de ma vie sans jamais me juger.
Dans ADN, vous dirigez beaucoup de comédiens très instinctifs, dont Marine Vacth et Dylan Robert. Comment gérez-vous leur caractère ?
Je prends toujours les comédiens pour ce qu’ils sont, sans chercher à les transformer. Ce que j’aime, c’est la nature des gens que je filme. Je leur dis tout le temps ça quand je les rencontre. En général, je commence par leur poser beaucoup de questions, sur eux, comment ils vivent, ce qu’ils prennent au petit déjeuner, leur rapport à leur famille, à l’argent, à l’amour, au métier, au cinéma. Avec ces questions qui peuvent paraître intrusives, je capte leur nature. Ensuite, je me demande si j’ai envie de les filmer ou pas. Et puis une fois que nous arrivons sur le plateau, pour qu’ils soient le plus possible eux-mêmes, j’essaie de ne pas trop les enfermer dans un personnage. Je les regarde, je les laisse libres. J’essaie de faire en sorte que tout vienne à eux plutôt que l’inverse.
Dans quel état émotionnel êtes-vous lorsque vous dirigez un tournage ?
Je me sens de plus en plus malheureuse sur un tournage, parce que j’ai davantage d’exigence aujourd’hui et moins confiance en moi qu’avant.
Pourquoi ?
Peut-être parce que je vois plein de films. Je lis beaucoup aussi. Je mets la barre très haut.
C’est ce que vous avez fait pendant le confinement, regarder des films ?
Quatre-vingt-treize !
Vous avez compté ?
Oui. J’ai mis des annotations et des cœurs. Le temps était si dilué qu’on ne savait pas forcément quel jour on était. Je voulais quand même que les journées ne se ressemblent pas.
Qu’avez-vous vu ?
Beaucoup de vieux films et des documentaires. Quelques nouveautés, mais pas trop. Les années 50, 60, surtout les années 70. C’est la période que je préfère pour toute la création : les meubles, les vêtements, le cinéma, la musique. Dans ma liste, il y avait pas mal de John Cassavetes, des Rohmer, Les Trois Jours du Condor... J’ai dû revoir un Sautet, découvert de nouveaux Melville et des gens sous-estimés comme Pierre Granier-Deferre. J’essaie toujours d’enrichir ma cinéphilie. Je suis plutôt attirée par le cinéma post-Nouvelle Vague.
Le cinéma est-il toujours au centre de votre vie ?
Maintenant, la lecture prend une place majeure. J’ai l’impression que les mots me nourrissent davantage. Je viens d’ailleurs de commencer un stage d’écriture chez Gallimard. Je ne sais pas si j’ai envie de passer au roman, mais je voulais poser plein de questions, être testée, écrire et être critiquée par les autres. Les scénarios, c’est d’abord des outils de travail pour une équipe. Rien à voir. En plus, quand je réalise un film,je cherche toujours à défoncer le scénario que j’ai écrit. Et après, je défonce le tournage au montage. Cette méthode a toujours été la mienne. Je cherche en permanence, et je m’arrête quand je suis contente.
J’aimerais parler de l’Algérie, qui est au centre du film et de votre vie.
Je ne sais pas si vous le savez, mais sur 60 millions de Français, 43 millions sont concernés par la colonisation de l’Algérie par la France. C’est un chiffre énorme.
Vous avez toujours eu conscience de votre part algérienne ?
J’ai toujours su que ma mère était algérienne, mais ce n’était pas quelque chose qu’on revendiquait chez moi. Elle n’aimait pas trop en parler. Je n’ai jamais eu la sensation qu’elle m’ait transmis une passion. Ma mère a déboulé à Paris à l’âge de 18 ans. Elle cherchait surtout à s’intégrer. Sa préoccupation, c’était d’être dans le cinéma, de devenir actrice, d’être connue ; que je devienne actrice, connue aussi... Elle n’avait pas le souci de me transmettre des valeurs culturelles liées à l’Algérie. En revanche, quand j’allais chez mes grands-parents, c’était très présent. Ils habitaient juste derrière chez nous, à Belleville.
Dans ADN, votre personnage demande la double nationalité. Est-ce aussi votre cas ?
Même avant la mort de mon grand-père, plus les années passaient et plus je me rapprochais de l’Algérie, intellectuellement et physiquement. J’avais besoin d’en parler, de m’intéresser à son histoire. J’ai eu envie d’avoir mon passeport algérien, d’abord sur le plan éthique pour pouvoir voter, puis sur le plan pratique, pour ne plus demander de visa. J’y passe du temps, même si depuis le Coco 19, je n’y suis pas allée. Avant le Coco, j’y allais tout le temps, souvent du jour au lendemain.
La question identitaire secoue la France aujourd’hui. Comment vous situez-vous ?
Mon film est un cri, une révolte contre le racisme. Mon grand-père, c’est ce qui lui tenait le plus à cœur dans le monde, les opprimés, les colonisés. Il avait énormément milité. J’espère que celles et ceux qui verront ADN se sentiront citoyens du monde.
Êtes-vous traversée par les débats actuels autour du racisme ?
La question des violences policière me semble cruciale. Ce qui est arrivé à George Floyd m’a révoltée. En France, je le ressens un peu moins qu’aux États-Unis. Paris me semble être une ville ouverte. C’est pour cela que j’ai du mal à la quitter. Dès que je suis dans une ville où il n’y a pas de mixité, je ne me sens pas bien. Si c’est trop franchouillard, j’ai besoin de rentrer. Quand
il y a des Arabes pas loin, des Noirs pas loin, là, je me sens bien, en accord avec moi-même.
“Mon film est un cri, une révolte contre le racisme. Mon grand-père, c’est ce qui lui tenait le plus à cœur dans le monde, les opprimés, les colonisés. Il avait énormément milité. J’espère que celles et ceux qui verront ADN se sentiront citoyens du monde.”
Cela a toujours été le cas ?
Oui, car j’ai passé beaucoup de temps à Belleville. Bien sûr, j’ai eu plusieurs vies : j’ai été mariée et j’ai habité dans des quartiers très bourgeois, j’ai vécu à l’étranger, Londres, New York, Los Angeles. Mais au bout d’un moment, je ne me sens plus moi-même, j’ai l’impression de trahir ma classe sociale. J’ai besoin de sentir la mixité partout.
Dans le cinéma français, les questions de l’antiracisme et du féminisme s’imposent peu à peu dans le débat.
C’est comme un feu d’artifice, ça part dans tous les sens.
La “grande famille” du cinéma français, ce n’est pas vraiment votre truc ?
Non, d’autant que je ne me retrouve dans aucune des familles qui se dessinent en ce moment. Si vous faites allusion aux César, à Céline Sciamma ou Aïssa Maïga, moi, je ne veux pas du tout participer à leur bordel. Je n’aime pas comment elles s’expriment et sont en train de tout stigmatiser. Je trouve leur discours confus et parfois même très déplacé, comme une atmosphère de chasse aux sorcières. J’ai l’impression qu’une catégorie n’aime pas les hommes et les traite comme des chiens. Après, je comprends que dans les grands mouvements politiques il y ait toujours des dommages collatéraux. Peut- être que finalement cela permet d’avancer, je ne demande que ça. Mais il se trouve que j’ai beau lire énormément de textes qui sortent ou de déclarations sur ces questions dans le cinéma français, je ne me reconnais dans aucun discours. Quand mes deux premiers films étaient difficiles à monter et n’ont pas été sélectionnés à Cannes, je ne me suis pas dit que c’était parce que j’étais une femme. Je suis sûre que c’est une paresse intellectuelle de penser que ce serait le cas.
De qui vous sentez-vous proche, dans le milieu artistique ou ailleurs ?
Je n’ai pas de famille dans le cinéma. J’y ai des amis comme Jérémie Elkaïm, par exemple, mais je ne pourrais pas employer le mot “famille”. Mes amies les plus proches sont ma monteuse, Laure Gardette, ma copine Amanda, qui est professeure de judo, et ma copine Shay, qui tient une auto-école. Ça, c’est mon quotidien.
“Dans le cinéma français, je ne me reconnais dans aucun discours. Quand mes deux premiers films étaient difficiles à monter et n’ont pas été sélectionnés à Cannes, je ne me suis pas dit que c’était parce que j’étais une femme. Je suis sûre que c’est une paresse intellectuelle de penser que ce serait le cas.”
Qu’allez-vous faire dans les mois qui viennent ?
Je commence une pièce de théâtre au Théâtre du Rond-Point. Je ne suis pas montée sur les planches depuis mon spectacle en solo, Le Pois chiche, il y a dix-sept ans. Ensuite, au printemps 2021, je tournerai mon prochain film, situé au XVIIIe siècle...
Dans la déprime que traversent nos sociétés, vous semblez plutôt optimiste pour le futur. Ce qui se passe ne vous atteint pas ?
Si, mais je suis habituée à être déprimée. [Rires.] Mes problèmes sont assez concrets, je n’ai pas d’états d’âme spontanés en me levant le matin. Il y a des choses qui me dépriment, mais je ne vais pas vous en parler parce que c’est trop perso.
Mais ça va ?
Heureusement que j’ai mon travail. Sinon, le reste, c’est dur... On va se tirer une balle. [Rires.]
Faire de l’art ne guérit de rien ?
De rien, je le dis depuis quinze ans ! Je ne connais aucun artiste qui prétend que son œuvre l’a réparé. Ça permet d’arrêter le saignement des plaies, mais pas plus. Parfois, je fantasme l’idée d’arrêter. C’est même en train de prendre beaucoup de place. Je me demande si un jour je vais avoir le courage de dire : “Allez, je ne fais plus de films.” Mon rêve, c’est d’étudier. Je n’ai pas eu de vie d’étudiante, j’ai arrêté l’école à 16 ans, en première.
Cela vous complexe ?
Complètement. Mon film d’époque va aborder ce sujet : le complexe d’infériorité. J’ai envie de prendre le problème par les cornes. En ce moment, je lis beaucoup, j’apprends. L’histoire, la géopolitique et la littérature sont les sujets qui m’intéressent le plus. Tout le reste, je m’en fous.
ADN de Maïwenn. Sorti le 28 octobre, il sera en salle à la réouverture des cinémas.