Sur l’échelle de la désirabilité cinématographique, Steven Soderbergh a réussi à se maintenir tout en haut depuis plus d’un quart de siècle. Sa méthode ? Refuser de rester le même, tout en ne bougeant pas d’un pouce sur ses convictions. Le garçon est un genre d’oxymore vivant, capable de redéfinir le cinéma indépendant (son premier film Sexe, mensonges et vidéo, Palme d’or à Cannes en 1989) comme de flirter avec l’art du blockbuster cool (Ocean’s Eleven et ses suites), puis de passer du côté des séries télé avec l’impressionnante The Knick, deux saisons en apnée dans un hôpital de l’ère pré-antibiotiques à New York, pleine de sang et d’opiacés.
Logan Lucky marque le retour du réalisateur prodige au grand écran, après un break volontaire de quatre ans. Une période que Soderbergh a consacrée non seulement à fricoter avec la télévision, mais aussi à réfléchir à son statut et à celui du cinéma. Lassé de devoir composer avec l’industrie, le revoilà en capitaine de navire solitaire et déterminé. Ce film est une expérimentation à grande échelle, puisque, après avoir convaincu les comédiens – notamment son égérie des années 2010, le mésestimé Channing Tatum – de s’engager avec lui, le réalisateur et producteur (et chef opérateur, monteur, etc.) a cherché tout seul un financement, organisant notamment les ventes internationales avant le tournage. Aucun studio n’est intervenu largement sur Logan Lucky, distribué en salle par les soins de son auteur. Cette recherche d’indépendance dans un système sclérosé par des corporations qui ne vivent que pour mettre devant nos yeux des produits, vaut
en soi tous les honneurs. L’avenir passera peut-être par ceux qui veulent faire exister une forme de cinéma grand public sans recourir à la case de l’exploitation ultralibérale. Mais en attendant, les résultats mitigés de Logan Lucky aux États-Unis laissent Soderbergh à la recherche de la formule idéale. Il a encore le temps. Il vient de fêter ses 54 ans.
Reste le film. Un bon film, où deux frères (Channing Tatum et Adam Driver) décident de faire équipe avec un détenu patibulaire (Daniel Craig) pour voler de l’argent lors d’une course automobile. Épaulés par la merveilleuse Riley Keough (vue dans The Girlfriend Experience), ils incarnent une bande de semi-abrutis attachants, capables de duper un système pourtant bien huilé. Leur projet consiste à subtiliser, un jour de Grand Prix, la recette provenant des ventes de boissons et de nourriture. La métaphore est à peine voilée : ne laissons pas les marchands tout récupérer, prenons notre part du butin de l’entertainment, clame Soderbergh, caché derrière le prétexte d’un classique film de casse.
Cette ambition joueuse et politique s’accompagne d’une charmante humilité. Pour son retour, le réalisateur de Che ne se présente pas sous les atours d’un grand auteur culturellement respectable. Il s’amuse, refuse l’idée de viser le chef-d’œuvre ou de tout bousculer sur son passage en montrant ses muscles. Mais il propose un film qui respire le cinéma. Ce serait quoi, pour Soderbergh, respirer le cinéma ? Peut-être prendre le temps de filmer des corps – ici, souvent masculins – avec une forme de tranquillité qui leur donne une majesté dans toutes les situations. Laisser au mouvement dans l’espace de ces corps la latitude d’exister en dehors du scénario. Faire vivre un monde de couleurs et de vitesse, sans grand enjeu tragique, pour le simple plaisir du jeu. Tout, dans Logan Lucky, est à la fois relâché et maîtrisé. Le critique Serge Daney écrivait à propos de John Ford que les plans de ses films duraient le temps juste, celui qu’il nous faut pour les circonscrire du regard. Quelques décennies plus tard, Steven Soderbergh a retrouvé la formule.
Actuellement au cinéma.