En près de vingt ans passés sur les plateaux du monde entier, elle n’a cessé de renaître, de réapparaître changée, d’offrir de nouvelles visions d’elle- même, toujours aussi fortes. D’abord jolie princesse pour films sucrés, fidèle à l’image de la dauphine de Miss Hong Kong 1983, titre qui lui a ouvert la voie des spotlights, elle a vite dévié de la route que le Hollywood asiatique la voyait emprunter. “Wong Kar-wai m’a fait prendre conscience de mon corps. Pour une actrice, c’est vital.” Quatre films marquants avec le génie-vampire du cinéma contemporain lui ont offert un nouveau statut: celui d’icône des cinéphiles, de New York à Paris, de Cannes à Berlin. Quand, en 1992, Stanley Kwan réalisait The Actress, mélodrame saisissant sur la vie d’une ancienne héroïne des années glamour du cinéma de Shanghai, il tenait entre les mains un trésor. Déliée et naturelle jusque dans les situations les plus figées, jouant tour à tour de sa silhouette épurée et de son visage ingénu, Maggie Cheung a depuis traversé les époques, dans les robes sixties de In the Mood For Love, et les continents, en devenant la muse du Parisien Olivier Assayas, dont le film Clean lui a valu le Prix d’interprétation au Festival de Cannes pour son rôle de mère junkie.
Numéro : Avez vous eu une enfance heureuse ?
Maggie Cheung : Dans les années 70, les gens étaient encore terriblement xénophobes en Angleterre. Tout au long de ma scolarité, j’ai eu droit aux surnoms “Ching”, “Chang”, “Chong”. J’ai grandi à West Wycombe, une petite ville perdue de la province anglaise. Plutôt que d’ouvrir un take-away chinois, mon père préférait alterner des petits boulots au pressing et à la bibliothèque municipale. Ma mère ne parlait ni ne lisait l’anglais. Nous étions son seul lien avec le monde extérieur, elle était donc très possessive et dépendante de nous et ne quittait jamais la maison.
“Le rôle était tellement exigu qu’après le tournage de Clean, j’ai souffert d’une sévère descente sans même avoir pris de drogue.”
Pourquoi le titre de Miss Hong Kong vous a-t-il glissé entre les doigts en 1983 ?
Je suis revenue à Hong Kong à l’âge de dix-sept ans, où une agence de mannequins m’a présentée à ce concours. Je me suis retrouvée parmi quinze finalistes qui n’existaient que par le nombre inscrit sur leur écharpe. Une vraie basse-cour. Les filles me faisaient les pires coups, me dénonçaient dès que je m’éclipsais pour fumer une cigarette aux toilettes. Entre-temps, un magazine m’avait grillée en publiant une photo atroce de moi portant un Bikini micro-scopique. Résultat des courses : j’ai fini première dauphine. Mais au moins, j’ai appris à surveiller mes arrières.
Et depuis ce jour, vous ne sortez jamais sans string... pas comme Britney.
Quelle horreur ! La presse à scandale ne se gêne pas pour en rajouter des tonnes. Le Daily Mirror faisait même ses gros titres avec “Une invitation au voyage dans le vagin de Britney”. Le nivellement par le bas sert à vendre des journaux. On frôle le gore. La culture tabloïd hongkongaise est particulièrement barbare. Hong Kong est une petite ville, très densément peuplée. Les nouvelles vont vite et les murs ont des oreilles. Il suffit de mettre un pied dehors pour que les paparazzi vous tombent dessus en cinq minutes chrono.
Est-ce difficile pour une comédienne asiatique de percer à Hollywood ?
J’ai un agent à Los Angeles depuis douze ans, et pendant dix ans je ne recevais que des offres de série B ou de films d’action. Ces derniers temps, on me propose des seconds rôles de comédienne asiatique tragique dans des productions occidentales, et ça ne m’intéresse pas. Je pourrais toujours déménager à Hollywood, rester pendue au bout du fil et enchaîner les rendez-vous. Mais je n’ai pas fait tout ce chemin pour recommencer à zéro.
“Je suis férue de Rick Owens et de Nicolas Ghesquière. Lorsque j’assiste à un défilé, c’est pour soutenir un ami. Je ne suis pas là pour me planter au premier rang et faire des chichis et chabadas devant la presse.”
“In The Mood For Love” – Wong Kar-wai
Pourquoi 2046 de Wong Kar-wai a-t-il causé un tel psychodrame au Festival de Cannes ?
Je me suis retrouvée écartelée entre les deux films que je présentais au festival : celui dont vous parlez et Clean d’Olivier Assayas. Le montage final de 2046 est arrivé en retard à Cannes, et ça a semé le trouble. D’un autre côté, les producteurs de Clean s’inquiétaient de me voir monter les marches pour 2046 la veille de leur projection. Bref, le cauchemar.
Comment une star de cinéma se sort-elle dignement d’un tel panier de crabes ?
En arrivant à la projection de 2046 par la porte de service.
“Dans les années 80, à Hong Kong, les contrats se négociaient un revolver pointé sur la tempe. Les mafieux harcelaient mon agent en lui disant : ‘Si Maggie ne fait pas ce film, vous êtes un homme mort.’”
Etait-ce un rôle de composition dans Clean, ou étiez-vous véritablement sous héro ?
Le rôle était tellement exigu qu’après le tournage, j’ai souffert d’une sévère descente sans même avoir pris de drogue. Je me suis inspirée de deux amis héroïnomanes que nous avions avec Olivier [Assayas]. Ils m’ont permis d’incarner Emily de façon réaliste, loin du fantasme faussé du junkie la morve au nez et la seringue hypodermique ballottante au bras.
N’est-ce pas malvenu pour une comédienne de coucher avec le réalisateur ?
Je m’étais pourtant promis de ne jamais le faire. Olivier et moi avons tourné Irma Vep ensemble, nous avons voyagé pour promouvoir le film, sommes tombés amoureux et nous nous sommes mariés. Pour prévenir le schéma cliché du Pygmalion et de sa muse, nous avons ensuite attendu six ans avant de retravailler ensemble, sur Clean. On était alors en procédure de divorce.
En somme, la combinaison de latex que vous portez dans Irma Vep aura au moins servi à quelque chose...
Je me recouvrais de talc avant de l’enfiler. La combi devait être nickel chrome, j’avais quinze personnes qui passaient leur journée à me lustrer au Pliz. Sans parler du fait que le tournage tombait en janvier, et qu’il faisait moins quinze. Un bonheur.
In the Mood for Love est le film favori de Tom Ford. Cela fait-il de Tom Ford le créateur favori de Maggie Cheung ?
Non. Je suis férue de Rick Owens et de Nicolas Ghesquière. Je ne cours pas les défilés ; cette grande histoire d’amour entre les comédiennes et les créateurs m’a toujours semblé louche. Lorsque j’assiste à un défilé, c’est pour soutenir un ami. Je ne suis pas là pour me planter au premier rang et faire des chichis et chabadas devant la presse.
Etes-vous prête à tout ?
Suffisamment pour afficher soixante-dix nanars au compteur à l’âge de trente-trois ans ! J’étais la reine du navet. A l’époque, je travaillais pour subvenir à mes besoins. Le cinéma hongkongais était contrôlé par la mafia jusqu’à la rétrocession de 1997. Les années 80 constituaient son âge d’or : les productions hongkongaises s’exportaient dans toute l’Asie, à l’exception du Japon, et le marché était lucratif. Les contrats se négociaient un revolver pointé sur la tempe. Les mafieux harcelaient mon agent en lui disant : “Si Maggie ne fait pas ce film, vous êtes un homme mort.” La pègre blanchissait de l’argent en envoyant des mallettes bourrées de billets aux réalisateurs, en leur demandant de plagier les derniers cartons du box-office. Les tournages ne duraient jamais plus de un mois, et soudain le marché était saturé de films bâclés. Les cinéphiles taïwanais lacéraient les sièges des salles obscures pour manifester leur colère. La production annuelle était tombée de trois cents à trente films. Quinze ans auront suffi au cinéma hongkongais pour se saboter.
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