Si l’on pense souvent au cinéma de Michael Haneke comme une perpétuelle critique de la bourgeoisie, la principale cible de ses films est pourtant plus étroite. Rien n’intéresse davantage l’Autrichien que la cellule familiale. Le terme de “cible” n’est d’ailleurs pas choisi au hasard. Le cinéaste, avec une austérité sans pareille, s’érige en véritable chirurgien, découpant méticuleusement ses récits, mais surtout ses personnages, pour lesquels il semble souvent n’avoir aucune empathie. Ainsi, au lieu d’histoires “avec” des personnages, ses longs-métrages donnent plutôt le sentiment d’être une observation glaciale de quelques êtres destinés à s’autodétruire. Depuis son tout premier film Le Septième Continent (1988), où l’on assiste au suicide collectif méthodiquement préparé d’un couple et de leur fille, jusqu’à Happy End (2017), chronique du mépris de classe au sein d’une famille bourgeoise calaisienne, Michael Haneke, – un des rares réalisateurs à avoir remporté deux fois la Palme d’or à Cannes –, dresse les portraits terriblement acerbes d’humains pervertis, lâches, insensibles et cruels. Retour sur 5 d’entre eux.
1. Benny’s Video : le mal se transmet de père en fils
Deuxième long-métrage du cinéaste, Benny’s Video (1993) forme avec Le Septième Continent et 71 Fragments d’une chronologie du hasard (1995) la Trilogie de la Glaciation. Titre évocateur qui laisse imaginer le pire. Benny (incarné par Arno Frisch) est un jeune garçon introverti qui passe ses journées, enfermé dans sa chambre à regarder des polars et des films particulièrement violents. Alors qu’il rencontre une jeune fille dans un vidéo-club, il l’invite chez lui et la tue, tout en sachant qu’il est filmé par sa caméra. Si l’on pourrait d’abord croire que Benny est le premier personnage visé par le cinéaste, c’est sans compter la réaction ubuesque des parents du jeune garçon lorsqu’ils apprennent son crime. A priori insensible, sans montrer le moindre signe d’effarement, le couple décide d’étouffer l’affaire. Le père (magnifiquement joué par Ulrich Mühe) se révèle comme particulièrement effrayant, car l’on comprend que son véritable motif n’est pas de sauver l’avenir de son fils mais bien de se sauver lui-même. En aidant Benny à dissimuler le cadavre, il cherche à préserver son statut social et sa petite vie bien rangée.
2. Funny Games : le spectateur comme complice de l'horreur
Présenté en sélection officielle à Cannes en 1997, Funny Games est certainement le film qui aura le plus divisé le jury dans toute l’histoire du festival. Et la raison en est simple. Alors que l’on pense assister aux vacances tranquilles d’une petite famille, deux individus vêtus de blanc (Arno Frisch, encore, et Frank Giering) s’introduisent dans leur maison et leur font vivre un cauchemar, avec torture physique et psychologique, jusqu’à les tuer complètement. La violence inouïe du récit, même si elle a lieu en hors champ, est particulièrement éprouvante, car le spectateur est régulièrement pris à parti par les deux tortionnaires. En somme, le véritable personnage cruel du film, c’est lui. Haneke dira d’ailleurs plus tard en interview : “Quiconque quitte la salle n’a pas besoin de ce film ; Toute personne qui reste jusqu’au bout en a besoin”. Le message est clair : si l’on visionne le film dans son entièreté, on accepte alors d’occuper une position de voyeur, pire encore, on devient complice de celui qui torture et qui tue.
3. La Pianiste : Isabelle Huppert en incarnation de la souffrance
Sixième long-métrage du cinéaste, sorti en 2011, La Pianiste est le fruit de sa première collaboration avec Isabelle Huppert. Fascinante dans le rôle d’Erika Kohut, une professeure de piano particulièrement sévère, l’actrice traîne depuis ce film une image de grande bourgeoise insensible. Et pour cause, La Pianiste dresse un portrait terrible de cette femme qui souffre de troubles mentaux extrêmes. Habitant toujours chez sa mère à l’âge de 40 ans, Erika est tiraillée par une apparence extérieure glaciale et des désirs sexuels sadomasochistes virant à l’automutilation. Animée d’une cruauté vis à vis d’elle-même, elle fait aussi subir une torture psychologique à ses élèves et notamment à la plus fragile d’entre eux, allant jusqu’à remplir ses poches de bouts de verre cassés. En bref, alors que la musique sert le plus souvent à réchauffer les âmes, celle-ci se fait ici la toile de fond d’un bestiaire cruel, dominé avec brio par Erika, personnage complexe et effrayant.
4. Le ruban blanc : la société luthérienne allemande, germe du mal
Palme d’or en 2009, Le Ruban Blanc met en scène avec une étonnante beauté un village allemand du début du siècle. À l’exception de quelques personnages (le professeur notamment), le récit dévoile de véritables monstres du quotidien, agissant sous le joug de mœurs bourgeoises puritaines qui, selon Michael Haneke, dessinent en filigrane les futures horreurs de la guerre ainsi que la montée du nazisme en Allemagne. Parmi eux, le pasteur, père de famille glacial, est certainement le personnage le plus implacable de tous. Sous couvert d’éduquer ses enfants aux principes ascétiques luthériens, l’homme s’érige en véritable bourreau oppresseur, faisant subir des sévices moraux et corporels à sa progéniture. Sans moins de cruauté, le médecin du village n’est pas en reste : lors d’une scène particulièrement éprouvante, il détruit verbalement sa voisine sage-femme, qui est aussi sa maîtresse. Au travers d’une intrigue policière, tous les habitants du village subissent tour à tour les conséquences de leur mode de vie austère, les hommes détruisent les femmes tandis que les adultes s’attaquent aux enfants, jusqu’à la catastrophe finale.
5. Happy End : pas d’heureuse fin pour les bourgeois
Avec ce dernier film, sorti en 2017 et passé relativement inaperçu, le cinéaste autrichien revisite inlassablement ses dispositifs acerbes. Avec un casting impressionnant (Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Matthieu Kassovitz, Franz Rogowski), Michael Haneke s’attaque une nouvelle fois à la famille, bourgeoise évidemment. Si tous les personnages sont mus par des obsessions perverses et déprimantes – le patriarche enchaîne les tentatives de suicide, le fils alcoolique délaisse l’entreprise, le frère explore des fantasmes avilissants avec sa maîtresse tandis qu’on soupçonne la fille d’avoir tué sa mère – une nouveauté apparaît dans ce paysage hanekien vu et revu : le sms. Le film s’ouvre d’ailleurs par un écran de téléphone (celui de la petite fille) qui, on le comprendra vite, est le nouvel outil parfait de toutes les trahisons et les lâchetés. C’est à travers lui que l’on découvre le personnage complexe de Fantine Hardouin, pré-adolescente inquiétante qui passe férocement au crible la vie de sa mère. Difficile finalement de dégager une figure plus acerbe que les autres dans ce déboire de pessimisme. Le fin mot de l’histoire, qui peut peut-être résumer le cinéma de Michael Haneke, c’est que dans la famille, personne n’est à sauver, pas même les enfants.
Happy End, de Michael Haneke. Disponible du 20 au 26 mai sur Arte.tv