Sa coquetterie, son érudition et son audace ont séduit André Breton dans les années 50. Son insolence, sa subversion et son anarchisme ont conquis plus tard le monde du cinéma. Adolescente survoltée, Nelly Kaplan fuit l'Argentine pour rejoindre la France en 1952 avec seulement 50 dollars en poche. Là, dans le Paris d'après-guerre, la petite blonde à l'accent espagnol allume en permanence son poste de radio afin de comprendre et parler peu à peu la langue de Molière. Tenace et ambitieuse, la future réalisatrice va de rencontres en amitiés, jusqu'à frapper à la porte d'Henri Langlois – membre fondateur de la Cinémathèque française –, qui la présente à Abel Grance. Nelly Kaplan est arrivée dans la capitale depuis seulement un an et fait une rencontre qui bouleversera sa carrière : elle devient l'assistante du réalisateur de La Roue (1923) et travaillera à ses côtés pendant dix ans.
Après avoir co-écrit Austerlitz (1960) avec Grance, l'Argentine se lance dans la réalisation de ses propres projets. En 1961, elle signe son premier court-métrage d'art – consacré à Gustave Moreau – suivi de trois autres documentaires – dont un mémorable dédié à Picasso – avant de s'atteler à l'écriture de ce qui sera son film le plus connu, La Fiancée du pirate (1969). Long-métrage mythique des années 70 et premier d'une liste de sept fictions plus ou moins reconnues par le public, l'histoire vengeresse d'une femme opposée à des villageois propulse Nelly Kaplan au rang d'icône du féminisme et de la Nouvelle Vague. Parfois incomprise et souvent boudée par les producteurs, la cinéaste ultra chic s'est maintes fois confrontée au jugement des hommes, même jusque dans les années 2000, lorsqu'elle a voulu adapter son roman Ils furent une étrange comète (2002) et que la gent masculine lui a poliment conseillé de ranger sa caméra… Alors qu'elle vient de s'éteindre à l'âge de 89 ans, retour en 3 films sur le parcours d'une punk au brushing impeccable.
1. Le Regard Picasso, premiers pas en tant que documentariste
Parce qu'elle est passionnée d'art en plus de s'éprendre des artistes eux-mêmes, Nelly Kaplan débute sa carrière de cinéaste avec la réalisation de documentaires dédiés aux plasticiens. Après avoir dévoilé en 1962 un court-métrage de 18 minutes dédié au dessinateur Rodolphe Bresdin, puis un autre de 11 minutes consacré aux dessins du célébrissime romancier Victor Hugo (Dessins et merveilles, 1966), elle présente en 1967, à la Mostra de Venise, le documentaire Le Regard Picasso.
Réalisé à l'occasion d'une immense exposition Picasso programmée au Grand et au Petit Palais en 1966, le long-métrage en couleur dresse une sorte d'inventaire de 75 ans de création. Composé uniquement d'images de tableaux, de sculptures et de dessins, Le Regard Picasso n'est pas vraiment un documentaire sur le peintre espagnol mais plutôt sur ses oeuvres. Ainsi, Nelly Kaplan place sa caméra à l'endroit même d'où Picasso regardait ses tableaux et parvient à faire un film vivant alors même qu'aucun homme n'y apparaît. Regorgeant de détails des peintures, construit avec des citations de très bons amis de Picasso – dont Apollinaire et Breton – et des variations de Beethoven en guise de musique, le documentaire monumental rend merveilleusement compte de la frénésie créative du maître du cubisme. Ce dernier confiera d'ailleurs à Nelly Kaplan avoir été ému par le film qu'il regardera à trois reprises.
2. La Fiancée du pirate (1969), une fiction devenue mythique
Si le premier long-métrage de fiction de Nelly Kaplan a marqué les esprits, c'est grâce à sa subversion érotique et à son anarchisme bon enfant. Sorti en 1969 – lors d'une année que l'on se plaît à qualifier de libératrice en matière de mœurs –, La Fiancée du pirate met en scène Bernadette Lafont, actrice iconique de la Nouvelle Vague – connue pour ses rôles chez Chabrol ou Truffaut – en jeune femme qui se venge de toutes les faveurs sexuelles quémandées par les hommes. Vue comme une sorcière (elle bouleverse notamment la vie d'un jeune scout venu lui rendre visite), Marie vit seule avec un bouc à l'écart du village et sert de défouloir sexuel à tous les hommes en manque… Peu à peu, elle mène une petite révolution féministe.
Critiquant la France des années 60, notamment la société de consommation et la petite bourgeoisie, le film diffusé dans le monde entier est devenu culte. Pourtant, le projet a failli ne jamais voir le jour. Refusé vingt-deux fois par des producteurs et finalement produit par le compagnon de Nelly Kaplan – l'acteur Claude Makovski –, puis boudé par les distributeurs… La Fiancée du pirate fait peur. En 1969, le film est finalement sélectionné à la Mostra de Venise et, à l'issue de la projection, toute la salle se lève.
3. Néa (1976), un film érotique contesté
Depuis qu'elle est petite, Nelly Kaplan l'avoue, elle n'a ”jamais su [se] taire”. Et ses oeuvres font beaucoup parler. En 1974, la réalisatrice publie le roman Mémoires d'une liseuse de draps, qui est alors interdit de diffusion puis autorisé sous le titre Un manteau de fou rire. Drôle et provocateur, les censeurs ne voient pas d'un bon oeil cet ouvrage où se côtoient inceste et zoophilie. Deux ans plus tard, l'ancienne assistante d'Abel Grance tourne Néa, un film érotique adapté d'une nouvelle d'Emmanuelle Arsan. Là encore, elle met en scène une histoire de révolte contre la bourgeoisie et l'ordre établi : en Suisse, la jeune Néa (interprétée par Ann Zacharias) s'évade de son quotidien en écrivant un journal érotique et tombe amoureuse de son éditeur (Sami Frey) qui l'abandonne pour sa soeur ainée. À la sortie du film, une scène d'éducation sexuelle tournée dans un collège genevois fait polémique. Plus encore, Nelly Kaplan est interpelée au Parlement de Genève mais échappe, fort heureusement, à la condamnation et à la censure.