“Mektoub My Love” d'Abdellatif Kechiche : le premier film de Shaïn Boumedine
Shaïn Boumedine a tout juste 27 ans ce printemps, et une vie d’acteur devant lui. On l’a vu récemment dans le film de Rachid Hami, Pour la France, où il endossait le rôle d’un futur soldat français d’origine maghrébine mort durant un bizutage à l’École militaire de Saint-Cyr. Un retour sur les écrans plein de promesses pour ce garçon encore discret, mais au potentiel très puissant. Sa silhouette s’était imprimée en nous dès 2017 dans Mektoub My Love, lors d’un été qui n’en finissait pas. Sur les plages de Sète, il incarnait un jeune scénariste et apprenti cinéaste parti à la conquête de Paris, revenu dans le Sud passer les grandes vacances. Celui-ci menait la dolce vita auprès de ses amis, avec juste une once d’inquiétude dans le regard. Devant la caméra mouvante et sensuelle d’Abdellatif Kechiche, Shaïn Boumedine participait au premier tournage de sa vie. La barre était déjà très haute. Il interprétait le double fictionnel du réalisateur de La Faute à Voltaire, qui revisitait son éducation artistique et sentimentale durant les années 1990.
Le jeune homme né en 1996 a été pris par surprise lors de l’irruption du grand écran dans sa vie, comme souvent pour les histoires de cinéma les plus saisissantes. “J’avais déposé une fiche de figuration dans une agence locale à Montpellier quand j’étais au lycée, raconte l’intéressé. J’accompagnais un ami. Deux ans plus tard, quand Abdellatif est arrivé dans la région pour tourner son film, il a commencé à chercher des figurants. L’agence m’a fait venir afin de mettre à jour ma fiche. Il a été question de silhouettes [rôles muets mais visibles] car ils avaient besoin de monde. Le film parle de la vie des jeunes avec beaucoup de scènes de bar et de restaurant, ou de plage entre potes.” Quand le tournage débute, Shaïn Boumedine n’est qu’un comédien parmi d’autres, sous le soleil exactement.
Mais la méthode du réalisateur, qui consiste à filmer à l’aide de plusieurs caméras presque sans interruption, lui permet de se faire une place de choix, presque malgré lui. Abdellatif Kechiche ne peut plus détacher son regard du jeune comédien, qui devient peu à peu le héros du film, ou plutôt son ancrage, son point d’entrée émotionnel. “Nous avons longuement parlé, lui et moi, pour construire ce personnage à fond. On allait fouiller dans les archives de la ville de Sète, on se nourrissait d’articles de la presse locale qui évoquaient la jeunesse, les victoires du FC Sète...” La transe très particulière du cinéma d’Abdellatif Kechiche a offert au comédien débutant un cadre dont il ne savait pas, à l’époque, à quel point il était exceptionnel.
Shaïn Boumedine, du Festival de Cannes à la Mostra de Venise
“Sur le tournage, il y a beaucoup de directives de sa part. Il rectifie constamment, réajuste à sa manière. La scène est comme une découverte, avec un objectif, des choses à se dire, de petites accroches, un texte. Puis on s’en éloigne au fur et à mesure, et on y revient... Je ne connaissais rien du cinéma et j’ignorais si c’était normal ou pas.” Quand il découvre le résultat à la Mostra de Venise, le vingtenaire est désarçonné. “La première fois, ça m’a fait bizarre, puis j’ai appris à aimer le film, dit-il. J’ai compris ce que Kechiche essaie de faire, cette recherche constante de lumière naturelle, qui est assez folle. Il attend des heures s’il le faut. Je trouve que cela se ressent dans le film, qui dégage une chaleur très visuelle.”
Aujourd’hui, Shaïn Boumedine possède le recul nécessaire pour comprendre que rien n’était typique sur le tournage de Mektoub My Love, dont le deuxième volet, Intermezzo, n’a jamais connu de sortie en salles après sa présentation au Festival de Cannes en 2019. C’est peut-être la raison pour laquelle il a commencé la conversation avec cette phrase humble et presque étrange : “Je suis un petit peu acteur.” Il n’a pas multiplié les tournages, peut-être parce que le cinéma français donne une place très particulière aux films d’Abdellatif Kechiche, souvent à l’écart.
Son passage à Venise, alors qu’il ne connaissait personne, lui avait aussi procuré des sentiments ambivalents. Comment se sentir appartenir à un milieu qui a ses propres règles, quand on est issu d’un monde si différent, celui de la vie “normale”, à Montpellier ? Aujourd’hui, le jeune homme semble plus apaisé face à cette question. Même s’il évoque avec insistance ses castings ratés, il affirme aussi : “Dans ma tête, je commence à accepter l’idée d’être acteur. Quand j’ai un tournage, je le suis à 100 %.”
“Le problème d’Amin dans le film d’Abdellatif Kechiche, c’est qu’il s’agit d’un personnage très passif et silencieux. Les gens ont voulu me revoir comme cela, alors que j’avais envie d’essayer autre chose.” - Shaïn Boumedine
On l’a vu notamment dans la minisérie de Rebecca Zlotowski, Les Sauvages, dont il garde un excellent souvenir. Mais le véritable déclic a eu lieu il n’y a pas si longtemps, en travaillant avec Rachid Hami, le réalisateur de Pour la France, et Karim Leklou, l’autre comédien principal du film, dont l’action se déroule à des périodes différentes et sur trois continents. “Fréquenter Karim Leklou m’a beaucoup appris, car c’est un immense acteur. Il a été de bon conseil et très pointilleux. Il va chercher les émotions assez loin mais, en même temps, il reste attentionné.”
Boumedine se souvient notamment d’une scène tournée à Taïwan, où les deux frères finissent par se battre après une vive discussion. “Les quelques phrases qu’il y avait à dire avant notre corps-à-corps, j’ai eu beaucoup de mal à les sortir. Rachid et Karim ont été très patients et à l’écoute. Karim me donnait des solutions, et cela m’a beaucoup aidé. Je me suis dit qu’il ne fallait pas avoir peur de s’appuyer sur les gens. Avant, j’avais l’impression de devoir être juste à tout prix et porter les choses. Cela m’a fait du bien.”
Son avenir, Shaïn Boumedine le voit évidemment sur les plateaux de tournage, avec des approches toujours renouvelées. Celui qui n’a pas pris de cours de jeu et a découvert le cinéma sur le tard revendique son “école Kechiche” mais aimerait surprendre. “Je suis plein de curiosité”, lance-t-il, avant de préciser : “Le cinéma n’était pas un rêve, mais c’est devenu un vrai kif.” Comment en profiter ? En France, certains acteurs occupent une case définie à l’avance, dont il est compliqué pour eux de sortir. Lui revendique de choisir avec soin ses scénarios, même quand les opportunités ne sont pas nombreuses. “Il y a mille raisons d’accepter un rôle et mille raisons de le refuser. J’ai eu beaucoup de propositions qui se ressemblaient. Le problème d’Amin dans le film d’Abdellatif Kechiche, c’est qu’il s’agit d’un personnage très passif et silencieux. Les gens ont voulu me revoir comme cela, alors que j’avais envie d’essayer autre chose. Cet homme, c’était vraiment ce qu’on me demandait de jouer, ce n’était pas moi ! Dans Pour la France, j’ai pu m’amuser.”
Shaïn Boumedine, dans les pas de Tahar Rahim ?
Celui qui dit son admiration pour Tahar Rahim estime qu’il reste des barrières à faire tomber, même si ces dernières années marquent une évolution des projets et des films vers plus d’inclusivité. Shaïn Boumedine n’utilise pas ce mot, mais parle d’accueillir toutes les origines et sensibilités. “Le cinéma actuel est un peu plus accueillant, et c’est normal, car sa fonction est de représenter les gens, les minorités comme la majorité. Il doit vraiment montrer tout le monde.”
Le jeune homme revendique ses attaches du côté de Montpellier, où il habite encore. “Ma vie est là-bas.” Pendant son temps libre, il se souvient qu’enfant, il passait son temps dehors. “Je fais mon sport, ma montagne et ma plage, pas mal de moto”, raconte celui qui a pratiqué l’athlétisme et, surtout, le football à un bon niveau. Des blessures l’ont forcé à arrêter... juste avant d’être repéré par Abdellatif Kechiche. “Je n’ai pas su me soigner assez vite. Je suis encore un peu là-dedans, je me suis fait opérer il y a deux mois du ménisque !” De nature assez réservée, Shaïn Boumedine n’en dira pas beaucoup plus sur lui, si ce n’est ce détail qui nous plaît. “Quand je reçois un scénario, j’aime bien aller sur la plage pour le lire. Je me retrouve ailleurs, un peu seul.” La contemplation est une arme nécessaire. Elle pourrait mener très loin cet acteur singulier, au regard enveloppant.
“Pour la France” de Rachid Hami (2023), disponible en streaming sur Canal+.