“Lorsque vous ouvrez ce que l’on considère aujourd’hui comme un magazine de design, qu’est-ce que vous voyez?” C’est la question que pose Simone Farresin, de l’agence de design Formafantasma, qu’il a fondée à Amsterdam il y a dix ans avec son compatriote Andrea Trimarchi, italien lui aussi. “En général, on vous parle d’une chaise, puis d’une autre chaise, d’une lampe, et ainsi de suite. Le design a pourtant des implications bien plus vastes.” Nous nous retrouvions pour discuter du dernier projet de Formafantasma, Ore Streams, actuellement visible à la Triennale de Milan, dans le cadre de l’exposition Broken Nature: Design Takes on Human Survival, ainsi qu’à Paris (sous un format légèrement réduit), dans l’exposition de la Fondation Cartier. Ore Streams (“Sources de minerais”) était à l’origine une commande de la National Gallery of Victoria de Melbourne pour la première édition de sa Triennale NGV, en 2017. Dans sa version complète, Ore Stream comprend une quinzaine de vidéos et quatre pièces de mobilier : une table, un siège, un cabinet et un espace individuel de bureau (cubicle). Le tout conçu comme une réponse possible au problème des déchets électroniques.
“Je pense qu’on a trop vite fait de ‘glamouriser’ une vision dystopique, même sans le vouloir. Nous avons donc choisi une approche diamétralement opposée, avec des objets très élégants et raffinés.” Simone Farresin
Détail de “Cubicle 2” par Formafantasma.
“Cubicle 2” de Formafantasma
Environnement, migrations d’ordre politique ou climatique, conception de stratégies destinées à éviter le désastre écologique : de nos jours, ces sujets sont omniprésents sur la scène culturelle. Ils l’étaient net- tement moins en 2009, lorsque Farresin et Trimarchi sont sortis di- plômés de la Design Academy Eindhoven. Leur projet de fin d’études, Moulding Tradition, abordait pourtant déjà certains de ces thèmes. “Nous avons passé notre diplôme avec un travail sur la production artisanale en Sicile en relation avec les flux migratoires au Moyen Âge, en étudiant les influences arabes sur la culture locale et en faisant le lien avec la crise contemporaine des réfugiés. Nous disons souvent en plaisantant que, si nous avions vécu dans les années 20, nous aurions probablement été modernistes. Mais aujourd’hui, si vous avez la moindre conscience de ce qui est en train de se passer, certains enjeux sont tout simplement impossibles à ignorer.” Loin de se contenter de dénoncer ces problèmes, Ore Streams pousse donc la réflexion plus loin, en s’efforçant de proposer des solutions. “Nous avons voulu voir comment le design pouvait créer des stratégies permettant de fabriquer des produits qui soient davantage recyclables et réparables, poursuit Farresin. Nous avons contacté des entreprises de recyclage, des législateurs, des chercheurs universitaires, des ONG, etc. Prenez par exemple le système de collecte des déchets : dans la plupart des pays, il ne fait pas la différence entre un équipement qui fonctionne et un équipement hors d’usage. Des appareils en parfait état de marche sont donc endommagés lors du processus de collecte. Autre sujet : les détecteurs optiques utilisés pour séparer les déchets, incapables d’identifier les objets noirs. Cela veut dire par exemple qu’un câble électrique noir sera jeté avec à l’intérieur le cuivre recyclable intact qu’il contient. Une façon de résoudre ce problème consisterait à changer la couleur du câble.”
“Dans cette exposition, nous voulions brouiller les frontières, pour qu’on ne soit plus tout à fait sûr de ce qui est recyclé et de ce qui est neuf, en supprimant la hiérarchie de valeur économique assignée au neuf et au déchet par nos sociétés capitalistes.” Simone Farresin
Qu’en est-il alors des meubles qu’ils ont conçus pour ce projet? Ont-ils voulu inventer une sorte “d’esthétique électro-trash” ? “Dans les vidéos comme pour les objets, nous voulions éviter le cliché du rebut, et le cliché dystopique, dit Farresin. Quand on parle de déchets électroniques, on a souvent en tête ces images spectaculaires de décharges à ciel ouvert au Ghana, ou de travailleurs chinois occupés à démanteler des appareils usagés. Nous ne voulions pas convoquer ce type d’images, parce qu’il nous semblait qu’elles débouchent inévitablement sur un récit opposant le développé au sous-développé. Je pense qu’on a trop vite fait de ‘glamouriser’ une vision dystopique, même sans le vouloir. Nous avons donc choisi une approche diamétralement opposée, avec des objets très élégants et raffinés.”
Fabriquées, bien entendu, à partir de matériaux recyclés, les quatre pièces, en effet, sont réalisées à la perfection. Mais à y regarder de plus près, on remarque très vite quelque chose d’étrange. Le cabinet, fabriqué en verre, utilise les boîtiers arrière d’ordinateurs de bureau. La table métallique intègre des coques de téléphones portables. Dans le box du cubicle, on reconnaît la structure d’un four micro-ondes. Plusieurs détails ressortent sous un or récupéré sur des cartes de circuits imprimés. “Dans le contexte de l’exposition, nous avons imaginé ces pièces comme un cheval de Troie, explique Farresin. En les observant, vous prenez conscience qu’elles racontent une histoire, qui vous pousse à vous investir dans le reste de de la démarche. Nous voulions aussi brouiller les frontières, pour qu’on ne soit plus tout à fait sûr de ce qui est recyclé et de ce qui est neuf, en supprimant la hiérarchie de valeur économique assignée au neuf et au déchet par nos sociétés capitalistes. Je ne suis pas certain que nous y soyons parvenus, mais c’était l’idée.” Tout cela ne risque-t-il pas cependant donner à Formafantasma une image de sérieux excessif ? “Ne vous méprenez pas : j’aime beaucoup les jolies chaises, et je peux me montrer totalement frivole, rétorque Farresin. L’humain est complexe. Nous sommes simplement convaincus qu’en tant que professionnels, notre responsabilité est bien plus grande qu’en tant qu’individus.”
Jeunes Artistes en Europe. Les Métamorphoses, jusqu’au 16 juin. Fondation Cartier.