Numéro : La couleur est une préoccupation permanente dans votre travail. Le Pantone “greenery” couleur de l’année 2017... ça vous inspire quoi ?
Hella Jongerius : Rien du tout ! Je ne connaissais même pas son nom. Les industriels réinventent chaque année ce stratagème pour que les designer et consommateurs renouvellent leur produits. Je ne suis pas intéressée par ce genre d’attitude capitaliste. Mon travail est de fabriquer de la couleur de qualité. Dans le design industriel, il n’y a que trois compagnies qui fournissent de la peinture - dont Pantone. Nous n’avons qu’un choix restreint, contrairement aux artistes, qui peuvent s’amuser avec une palette beaucoup plus nuancée. J’essaie de trouver un compromis entre les composants industriels et artisanaux pour enrichir l’offre faite aux designer, au-delà de la mode et autres “tendance de l’année”.
Vous déplorez les couleurs statiques, voire “plates” de l’industrie du textile et de l’ameublement. Quel est le problème selon vous ?
Les artistes peintres qui veulent foncer un rouge y ajoutent du vert. La couleur vibre, elle vit. Elle change de ton en fonction des heures de la journée et de la lumière ambiante. Une couleur simplement foncée avec du noir, comme c’est le cas dans l’industrie, n’a pas cette profondeur. J’ai par exemple créé sept nuances de gris, sans jamais y ajouter du noir pour les différencier. Le résultat est subtil, mais clairement visible une fois appliqué sur des objets, comme une table, ou un tissu. C’est pour cela que je dis toujours que choisir le tissu d’un canapé à partir d’une chute est une grave erreur. Le rendu ne sera pas le même si l’on regarde l’assise ou le dossier. Les lignes verticales et horizontales n'accrochent pas la lumière de la même façon. La vraie richesse est là.
Il y a eu beaucoup d’études scientifiques sur l’influence des couleurs et de la lumière sur notre bien-être. Comment l’appliquer dans notre quotidien ?
Ces études sont vitales. Surtout que nous sommes toute la journée derrière un ordinateur ou le spectre coloré est très réduit. Regardez autour de vous : êtes-vous à la maison le matin, ou plutôt le soir ? Quelle est l’orientation de votre bureau ? A quel point avez-vous accès à la lumière naturelle ? C’est dans cet esprit que j’ai créé les tables Dragonfly, Tiles ou encore les lampes Bead Bulb, présentés cette année lors de la foire PAD London. Le mobilier influence fortement sur notre humeur, autant bien le choisir.
Vous comparez souvent le travail des artistes avec celui des designer. Kandinsky, Delaunay ou plus récemment Gerhard Richter se servaient de la couleur pour créer l’illusion de profondeur sur une surface plane, ou encore changer la perception d’un pigment en fonction de son environnement. Pour vous, la couleur a-t-elle une fonction ?
Pour moi le plus important au final est l’ombre portée, car c’est elle qui va vous donner la marche à suivre. Une chaise pliante a plusieurs formes, il faut donc travailler à partir de ses différentes ombres pour bien comprendre les angles et lignes de fuite, et choisir ensuite la teinte la mieux adaptée. La couleur est une extension de la forme, si vous voulez.
Au-delà de vos pièces en édition limitée pour Droog, Kreo ou Vitra, vous collaborez aussi pour des compagnies comme IKEA ou les avions de KLM, où les coûts de fabrication doivent être drastiquement réduits. Il est possible de travailler pour une grande chaîne sans compromettre ses valeurs ?
L’approche est forcément différente mais j’essaie de changer quelque chose à l’intérieur du système. Ce sont des petits pas, mais ce sont des pas quand même. On ne peut pas espérer que les choses changent en évoluant uniquement dans l’espace d’un musée ou avec les happy few. Des compagnies comme IKEA touchent beaucoup de monde et m’offrent l’opportunité de faire passer mon message au plus grand nombre. Au final, le véritable succès est lorsque quelqu’un décide d’acheter un objet pour vivre avec. Quelqu’en soit le prix.
Retrouvez 12 pièces de design d’exception du PAD Londres 2017.