Pour Ibrahim Kamara d’Off-White, la mode est un jeu
Sous Virgil Abloh, Off-White est devenu un agrégateur de mode et de culture, bâti autour d’une communauté solide et diversifiée. Avec lui, le streetwear est devenu un concept dont les codes pouvaient être détournés, élevés à des standards luxe sans pour autant quitter la culture dans laquelle ils sont nés. C’est sur cet héritage qu’Ibrahim Kamara entend bâtir, tout en intégrant sa propre vision et son histoire personnelle, comme il l’affirme lui-même : “Je me révèle à travers ce qui est mon travail le plus personnel pour la maison que Virgil a construite ”.
Découpée en deux parties qui présentaient respectivement les lignes Femme et Homme, la collection s’interroge sur la place de la culture noire dans la mode. La manière dont, dans sa pluralité, elle est source d’inspiration et influe longuement sur les évolutions culturelles, autant aux États-Unis que dans le reste des pays occidentaux. Ibrahim Kamara : “Notre travail est un hommage à ces influences durables et voyageuses, sous un angle ludique. Tellement ludique que le défilé se déroule sur un plateau de jeu Ludo géant ”.
Et si on peut regretter le choix de diviser les deux lignes de manière aussi distincte, il est intéressant de voir comment elles se répondent l’une et l’autre. Les looks féminins sont audacieux – peut-être un peu trop variés –, mais renvoient à une féminité farouche et sexy. On s’arrête sur les jeux de lignes qui allongent la silhouette et soulignent le corps, les micro tops en perles, les robes bandeau moulantes dont les découpes laissent entrevoir la peau. Un clin d’œil également au sportwear, avec des pièces comme la varsity jacket, ou d'autres qui évoquent les uniformes de cheerleader. Le stylisme est parfois un peu leste, mais se réclame clairement d’une période hip-hop années 1990-2000. Clairement plus Lil’ Kim que Disney Chanel.
Une mode homme automne-hiver 2024-2025 inspirée par l'Americana
Au rayon mode homme, une image vient d’ailleurs en tête : celle iconique du rappeur Cam’ron dans un total-look rose avec une veste à capuche fluffy intérieur satin, bandeau assorti, et téléphone clapet à la main. Une image iconique, qu’on est presque certain de retrouver dans le moodboard du creative designer. “J'adoucis les hommes et je les rends peut-être plus mignons ”, exprime-t-il dans la lettre ouverte publiée dans une gazette qui tient lieu de communiqué de presse.
Résolument inspiré par l’Americana, Kamara mêle dès le premier look masculin des références à la mode utilitaire (pantalons cargos), au sport (short de basketball), et au preppy (veste cintrée). La palette de couleur, plus douce, oscille entre le violet et le vert fluo, tandis que les matières duveteuses s’inscrivent en fil rouge sur de nombreuses silhouettes. On s’arrête sur le jogging frangé de perles, la varsity jacket en cuir noir ornée de rivets et brodée du nom de la marque, le polo de rugby oversize noir et violet orné de papillons. Et même l'ensemble en cuir violet irisé avec bermuda assorti. Ibrahim Kamara : “Il s'agit d'une collection chargée d'énergie et de mouvement, pleine de dynamisme ”.
Off-White et la possibilité d’un humour Noir dans la mode
Dans la mode, les questions de diversité et d’inclusion sont souvent abordées avec gravité. Et, même s’il s’agit d’un véritable problème à résoudre, les approches plus légères manquent parfois. Le défilé Off-White automne-hiver 2024-2025 imaginé par Ibrahim Kamara, art and image director de la marque depuis le décès de Virgil Abloh, avait exactement cet adjectif. “On ne se retient certainement pas d'imaginer la mode avec un F majuscule, comme dans Fun ”, écrit-il au début de la gazette.
Et c’est sans doute ce qui explique les nombreuses conversations suscitées par la collection. Les codes utilisés par Kamara ne cherchent pas à atteindre l’universel, mais s’adressent à un public bien précis, et c’est ce qui continue à faire d’Off-White une marque "ovni" dans l’industrie, comme l’exprime d’ailleurs le titre de la collection : “Black by popular demand” (Noir à la demande générale). “Ai-je demandé l’autorisation à la team juridique avant de choisir le titre de cette collection ? Je ne l'ai pas fait ”, explique le créatif, “Je sais que ça semble audacieux, mais ça sonne si juste. C’est venu spontanément, d’un sentiment profond et d’une envie de m’exprimer sans filtres. Noir à la demande générale ”.
L'épeineuse question du “Black Gaze” du défilé Off White
Derrière ce titre impertinent se dissimule aussi la possibilité d’existence d’un « Black Gaze ». Un sujet épineux, qui traverse pourtant l’industrie depuis pas loin d’une dizaine d’années, notamment au travers d'une nouvelle vague de stylistes et de photographes panafricains. Pour ces derniers, on pense par exemple à celles et ceux qui ont été réunis par le critique d’art Antwaun Sargent dans son anthologie New Black Vanguard publié en 2019. Il y a également le travail de la photographe Ruth Ginika Ossai inspiré de Nollywood (Hollywood Nigérian) ou celui du compte Instagram @HoochieCon créé par Zorine Truly. Le terme Hoochie – souvent péjoratif – est utilisé dans le milieu hip-hop pour décrire les femmes noires qui assument leur sexualité, notamment à travers un style effronté ; des faux ongles, aux bijoux bling en passant par les imprimés forts et les layering audacieux.
Un imaginaire qui renvoie à certains stéréotypes sur la manière « vulgaire » dont les Noirs s’habillent, et qui a poussé beaucoup de personnes issues de la communauté à chercher l’approbation de la classe moyenne occidentale et la respectabilité en s’éloignant de certains clichés. La collection d’Ibrahim Kamara s’inscrit donc à un moment où la pop culture est traversée par des références qui ne sont pas uniquement issues des codes W.A.S.P, et revendique même ses influences plus marginales. “Selon moi, Off-White se tient seule dans une niche de luxe qui n'est ni calme, ni même bruyante, mais ludique ”, assène celui qui vient officiellement de devenir le creative director de la marque. Un nouveau pan culturel, qui ne plaira sans doute pas à tout le monde. Ask legal.