Né à Harlem et élevé dans le ghetto, A$AP Rocky est la figure de proue d’une nouvelle génération qui réinvente les codes du hip-hop en élargissant ses horizons. D’une exigence absolue à l’égard de sa musique, le rappeur brille également par son sens inné du style, qui fait de lui une icône de mode enviée. Une position unique à la confluence de plusieurs univers, que le jeune prince assume et revendique.
Il est apparu sur les radars en 2011 avec la mixtape Live.Love.A$AP, qui fit l’effet d’une bombe rafraîchissante. Les spécialistes de rap se réjouissent alors de voir un jeune chat (23 ans) balayer avec désinvolture les clivages qui font rage entre les citadelles du hip-hop (New York vs le sud des États-Unis). Natif de Harlem, A$AP Rocky (de son vrai nom Rakim Mayers) respecte ses aînés de la Big Apple sans pour autant leur emboîter le pas. Il emprunte au Sud son flow chaloupé, ses rythmes ralentis ainsi que la drogue qui les inspire (un mélange de sirop à la codéine et de soda)… et mixe le tout avec ses larges influences musicales pour inventer un nouveau son qui n’appartient qu’à lui : “Le hip-hop est mort/Qu’il repose en paix/Réincarné à travers moi/Il devrait ressusciter”, rappe-t-il sur le titre Out of This World, en guise de statement fondateur.
Après Purple Swag, qui met l’accent sur son amour des drogues, le titre Peso énonce un autre élément majeur de l’univers d’A$AP Rocky : la mode. Dans ce domaine également, Rocky, bien informé, dédaigne le mainstream en faveur de choix plus confidentiels, plus audacieux, notamment les créateurs Rick Owens et Raf Simons. Dans la presse, le rappeur prête également allégeance à Ann Demeulemeester, en retraçant au passage la généalogie du style belge : “C’est une créatrice belge, comme certains de mes designers préférés, Raf Simons et Martin Margiela.” Son charisme naturel, sa beauté digne d’un mannequin, sa façon très personnelle de mêler, au jour le jour, un pantalon Adidas ou une paire de Nike Air Jordan avec les pièces de ses créateurs préférés, le transforment très rapidement en une véritable icône du style, dont les tenues sont décortiquées et souvent copiées par d’autres musiciens. Lorsqu’il porte une veste Dries Van Noten, la maison est inondée de coups de fil de stylistes de célébrités qui veulent se procurer la même. Et lorsqu’il monte sur la scène des MTV Video Music Awards, en 2015, il chante vêtu d’un sweat-shirt du jeune créateur russe Gosha Rubchinskiy, connu uniquement des fans de mode les plus obsessionnels.
Tels Jay-Z et Kanye West qui proclament leur amour de Martin Margiela, les rappeurs n’ont été que récemment adoubés par le saint des saints de la mode, qui ne se sentait pas vraiment concerné par les concours de gros bijoux et les jeans ultra baggy – une question si cruciale que Kanye West twittait dernièrement : “I made it so we could wear tight jeans.” [“C’est grâce à moi que nous pouvons porter des jeans slim.”] Sur la question du style et de sa paternité, A$AP Rocky – malgré tout l’humour qu’il démontre dans ses textes et dans ses vidéos – ne badine pas lui non plus : “Pourquoi tous les journalistes me parlent-ils de Kanye ?” s’emporte-t-il lorsqu’on l’interroge sur ses figures tutélaires. “Il m’a influencé quand j’étais plus jeune, mais vous oubliez tous Puff Daddy et Jay-Z, ils ont eu plus de succès que Kanye, ils ont vraiment réussi à faire de l’argent avec la mode.” Glorifiant sans complexe l’argent, et parfois la violence, mêlés à un sexisme indéniable, le rap a longtemps laissé perplexes les élites que rebutaient ses provocations. En renouvelant ses codes avec intelligence et ironie, sans renoncer aux transgressions qui font toute la saveur de cette musique, Jay-Z, Kanye West et Rocky ont su témoigner de la richesse de leur culture, de sa capacité à refléter notre époque et, surtout, de sa faculté à évoluer sans cesse.
Doté du CV type du rappeur – son frère qui vend de la drogue est tué par balles, son père dealer est expédié en prison alors qu’il n’a que 12 ans, sa mère et lui vivent un temps dans des refuges pour sans domicile fixe, et il deviendra lui-même, un temps, dealer –, Rocky déjoue les a priori des conservateurs avec sa personnalité et son goût hors du commun. “J’ai trouvé mon style très tôt. Je ne me suis pas réveillé hier en me disant que je voulais m’intéresser à la mode, poursuit-il. Je suis là pour montrer que des gens qui ont un background différent peuvent eux aussi avoir des goûts pointus et alternatifs en termes de lifestyle, de musique et de mode.”
À l’âge de 27 ans, Rocky compte à son actif deux albums ultra créatifs, tous deux classés numéro un des ventes aux États-Unis dès leur sortie. Des nappes sonores enfumées, hypnotiques et lancinantes de Long.Live.A$AP (2013) aux expérimentations plus radicalement diversifiées, entre psychédélisme et influences blues, soul, jazz de At.Long.Last.A$AP (2015), se dessine l’exigence d’un musicien habité par le désir d’imprimer une trace durable dans l’histoire de son art. “Certains veulent devenir des célébrités, moi je suis obsédé par le besoin d’être un artiste”, déclare-t-il souvent. La rumeur dit qu’il s’enferme parfois trois semaines durant sans donner signe de vie dans sa maison londonienne du quartier huppé de Mayfair (il réside également à New York et à Los Angeles) pour composer, avec ses compagnons de toujours, les membres du collectif A$AP Mob.
Alors que le rap a souvent samplé des morceaux existants, Rocky et ses acolytes construisent leur propre son. Sur ses deux albums interviennent les meilleurs producteurs de notre époque, des rappeurs célèbres ou inconnus, la chanteuse Florence Welch (de Florence and the Machine), un guitariste SDF croisé à Londres, une nuit, au hasard d’une rue (Joe Fox). Bien au-delà du hip-hop, l’horizon musical d’A$AP Rocky est vaste, et il dévoile souvent, au détour d’une interview, son amour pour des groupes contemporains, tels que Tame Impala. “Sa délicatesse est rare. Le rap est la musique de notre époque, et certains rappeurs, tels que Rocky, sont les héritiers des poètes qui m’ont toujours fascinée”, commente Michèle Lamy. L’épouse et associée du créateur Rick Owens est une amie fidèle qui lui fait partager sa passion pour l’art, de la foire Frieze à Londres à la dernière Biennale de Venise, où elle avait fait construire un salon flottant sur l’eau baptisé La Bargenale.
C’est donc avec toute sa délicatesse qu’A$AP Rocky collabore aujourd’hui avec la marque Guess, proposant une collection capsule de pièces masculines et féminines. “Dans Harlem, où j’ai grandi, je me souviens que tous portaient des vêtements Guess, des dealers aux célébrités en passant par le quidam, explique-t-il. Cette marque fait partie de la culture du hip-hop, et de la culture vestimentaire des années 90. J’ai vu récemment un film dont les personnages portaient beaucoup de pièces de la marque, cela m’a rendu nostalgique, et j’ai eu envie de raviver ce souvenir. J’ai donc contacté ses responsables.” Le musicien inaugure ainsi la ligne Guess Originals, dédiée à des collaborations ponctuelles avec des artistes qui revisiteront les archives de la marque. Se méfiant des étiquettes qu’on pourrait lui apposer, le jeune homme précise : “Je ne prétends pas du tout être Raf Simons, il ne s’agit que d’une collection capsule.” Proposés en édition limitée, les tee-shirts rayés siglés, les vestes en jean délavé oversize, les salopettes en denim adoubés par l’icône Rocky ne tarderont sans doute pas à être en rupture de stock. Laissons au jeune poète le soin de conclure – un brin agacé – avec son éloquence inimitable : “There’s a lot of people who’ve been in fashion as well as hip-hop, I’m expanding it because that’s just what God put in the universe, that’s what’s happening right now. I’ve been doing this, I didn’t just wake up and decided that I want to be into fashion, I’m respected by the most respected, I’m a lord in this shit.” [“Beaucoup de gens se sont aventurés dans la mode comme dans le hip-hop, si je vais plus loin, c’est parce que Dieu a fait le monde ainsi, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Je ne me suis pas réveillé subitement un matin en décidant de me lancer dans la mode, je suis respecté par les plus respectés, I’m a lord in this shit.”]