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Numéro
04 Vincent Cassel

Interview de l'irrésistible Vincent Cassel

Ils font 2020

Vingt ans après la haine, Vincent Cassel a transcendé son rôle de petite frappe pour développer un charisme versatile, animal, sulfureux. auprès de maestros tels que Cronenberg et Soderbergh, l’acteur s’est construit une envergure internationale rare et incarne cet automne dans Mon Roi, de Maïwenn, un homme très ambigu. Rencontre.

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Vincent Cassel par Peter Lindbergh pour Numéro homme

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Dans sa génération, y a-t-il un acteur français plus convoité? La question peut toujours se discuter, mais Vincent Cassel, bientôt 49 ans, se place tout en haut de la liste pas si fournie des stars masculines charismatiques made in France. Il y a d’abord sa filmographie, qui parle pour lui. D’Audiard (Sur mes lèvres) à Steven Soderbergh (Ocean’s Twelve et Ocean’s Thirteen) en passant par David Cronenberg (Les Promesses de l’ombre et A Dangerous Method), ce Parisien pur jus a su dépasser l’image d’un homme de bande – celle formée par Mathieu Kassovitz, Jan Kounen et Gaspar Noé dans la première partie de sa carrière – pour s’inventer un destin plus large, plus étonnant. Même des échecs (Blueberry – L’expérience secrète, Sa majesté Minor), il s’est relevé avec une certaine flamboyance qui le caractérise. Dans Mon roi, le film de Maïwenn présenté au dernier Festival de Cannes, il incarne un homme du milieu de la mode, à la fois séduisant et effrayant, qui traverse avec sa compagne (jouée par Emmanuelle Bercot) tous les tonnerres. Un terrain d’expression idéal pour cet acteur instinctif, souvent animal, capable de dénicher une part humaine dans la violence, de faire aimer les bandits et les désaxés. Son air de danseur contrarié joue pour lui. Son rôle dans L’Instinct de mort et L’Ennemi public no 1, les films de Jean-François Richet consacrés à Mesrine, reste parmi ses plus marquants. Sa carrière se joue aujourd’hui à travers le monde. Le jour de notre entretien, juste avant qu’il ne parte retrouver Matt Damon et la caméra de Paul Greengrass pour jouer dans le cinquième volet des aventures de Jason Bourne, il nous a prévenu : “Je vais continuer à tourner à l’étranger : Italie, Espagne, Australie, Brésil, où j’habite. J’y ai tourné deux films. Je suis un acteur potentiellement brésilien, je parle portugais. Je fréquente ce pays depuis trente ans, je serais un con si je ne maîtrisais pas la langue !” Bienvenue dans un monde à tout Cassel. 

 

Numéro Homme : Mon roi raconte une histoire de rapports de force et d’emprise. Votre personnage exerce un contrôle sur la femme qu’il séduit. 

Vincent Cassel : Excusez-moi, mais je n’ai jamais abordé ce rôle comme celui d’un prédateur à l’esprit tortueux qui aurait trouvé une pauvre donzelle pour lui faire subir tous les martyres. J’ai plutôt vécu ce film comme une histoire d’amour. J’ai essayé de rester à hauteur normale par rapport à mon personnage, sans imaginer un pervers narcissique. Les rapports amoureux sont toujours un peu violents quand la passion entre en jeu. Il y a une certaine dureté verbale, psychologique, parce que les gens traversent un moment intense de leur vie. 

 

Après la projection au dernier Festival de Cannes, Twitter était plein de références à cette notion de “pervers narcissique”, comme si le film était un dossier sociétal. 

Des femmes ont dit cela, n’est-ce pas ? Certaines finissent par dire que les hommes sont des pervers narcissiques quand elles ont l’impression d’avoir été roulées. […] Il ne faut pas oublier que toute l’histoire du film est racontée du point de vue d’une femme qui prend des anxiolytiques et commence à perdre un peu le contrôle d’elle-même. J’ai toujours eu l’impression que Mon roi montre une version distordue de la réalité. 

 

Comme une hallucination? 

Peut-être que par moments, le personnage d’Emmanuelle Bercot fantasme une figure masculine qui n’existe pas. Je me reconnais en lui, je reconnais plein de gens en lui, mais il reste partiel, on ne le voit jamais seul, lorsque le masque tombe. C’est d’ailleurs un choix fort de le montrer ainsi. Dans quelques fins de scène, la caméra reste sur lui et je trouve que ce n’est pas ce qui fonctionne le mieux. On doit rester dans le regard de cette femme. C’est pour cette raison que le film s’appelle Mon roi : c’est elle qui parle. Ce garçon est étincelant, un peu à l’italienne, prêt à vendre sa chemise pour se sortir d’une situation. Il jongle en permanence. Et au moins, il n’a pas peur de jongler. 

 

Avec Maïwenn, la réalisatrice du film, il n’y a jamais d’autre solution que de se donner à cent pour cent.

Elle vous place dans des situations, puis elle vous demande de les explorer tel que vous êtes. Elle tourne beaucoup, en sachant qu’elle va couper dans la matière. Forcément, elle obtient des réactions naturelles et vivantes. Il y a un moment où, sur le plateau, nous ne sommes plus tellement en train de jouer, mais de défendre un argument face à quelqu’un. Si on se contente de reproduire le scénario, les scènes se tournent en deux minutes et elle s’ennuie. Alors on invente. Maïwenn veut voir comment la situation qu’elle a imaginée peut trouver une texture vraie. La scène improvisée ne sera pas plus longue dans le film terminé que dans le script, mais elle gardera l’essence de ce qui se passe en live, les accidents. 

 

Cela ne vous gêne-t-il pas que les réalisateurs gardent vos “accidents” de jeu? 

Rien ne me gêne à partir du moment où j’ai confiance en la personne qui filme. C’est comme avec lui [il désigne Peter Lindbergh, qui a réalisé la prise de vue avant l’interview]. Les gens vraiment créatifs n’arrivent pas avec une idée préconçue. Ils ont un feeling. Ensuite ils jouent avec ce qui est en train de se passer pour se rapprocher de ce qu’ils auraient voulu voir. C’est toujours organique.

 

 De Dobermann à Black Swan, vous avez fait des films très différents. Leur caractère organique les réunit-il? 

Je vis mieux le cinéma de cette manière. J’aime qu’il naisse dans l’instant. Dans Mon roi, je ne savais pas dans quel sens Maïwenn allait monter les scènes, et c’est très bien. 

 

Pour vous, le cinéma comporte une part de danger? 

Pas un danger vital. Ce qu’on met en jeu, c’est son image. Les gens attendent quelque chose de vous. J’ai vu que dans un film récent, Catherine Deneuve couche avec un singe. Je comprends pourquoi elle fait ça. Cette femme, avec la filmographie qu’elle a, peut avoir envie de ce film décalé. Le seul risque que nous prenons vraiment en tant qu’acteurs, c’est d’être ridicules ou mauvais. Et éventuellement de ne plus avoir de boulot et de passer pour un ringard [rires]. À quoi bon y aller à moitié? Je pense qu’il est beaucoup plus dangereux de faire les choses pour de mauvaises raisons, en pensant qu’on va s’arranger pour que ça marche. Au contraire, si on est un peu trompe-la-mort, si on joue avec le feu, les gens nous respectent. 

 

Avez-vous besoin d’être protégé par les cinéastes? 

J’ai besoin de savoir que le réalisateur qui me dirige n’a pas pour seule ambition que son film “fonctionne”. Je cherche ceux qui ont une vision. Qu’il y ait un peu d’esprit là-dedans ! La plupart des metteurs en scène avec qui j’ai travaillé m’inspirent cela : Gaspar Noé, Jacques Audiard, David Cronenberg, Mathieu Kassovitz, Maïwenn. Vous avez vu Love de Gaspar Noé en 3D? Il y a des choses que la peinture se permet et que le cinéma ne se permet pas. Là, le cinéma se les permet et cela devient comme une œuvre d’art. On aime ou on n’aime pas, mais cela vaut la peine de regarder. J’ai beaucoup de respect pour la façon dont Gaspar s’est positionné dès le début… Il propose à chaque fois quelque chose qui inspire les autres. L’esthétique planante qu’il a inventée dans Enter the Void est reprise un peu partout, sans même, parfois, que les gens ne s’en rendent compte, parce qu’il a une influence pop. 

 

Pensez-vous toujours faire partie d’une famille du cinéma français? Vous avez commencé avec Jan Kounen et Mathieu Kassovitz. À l’époque – les années 90 –, certains réalisateurs voulaient faire un cinéma français différent de celui qu’on nous servait régulièrement. Mais en vieillissant, les gens s’affirment et ne se ressemblent plus. En fait, dans le cinéma, les familles existent surtout vues de l’extérieur. On parlait de la famille Nouvelle Vague, mais ils se tiraient tous dessus à boulets rouges. Moi, j’avais envie d’une famille de cinéma, sauf que faire exister des films est si difficile qu’être amis ne suffit pas pour travailler ensemble. Un metteur en scène, même proche, vous prend parce qu’il a besoin de vous, parce que vous correspondez à ce qu’il recherche, pas à cause des vacances en Corse que vous avez passées avec lui.

 

La responsabilité des acteurs est importante : aujourd’hui, le cinéma d’auteur existe souvent grâce aux têtes d’affiche comme vous. 

Un acteur un peu connu peut avoir une responsabilité. Ainsi, quand j’ai rencontré Kim Chapiron, le réalisateur de Sheitan, il était vraiment jeune. Je produisais son film, j’en étais l’instigateur. Mais je me dis toujours que si un film ne se fait pas parce que je l’ai refusé, alors j’ai bien fait de le refuser… Si un metteur en scène a vraiment quelque chose à sortir de lui-même, il y parviendra, quelles que soient les conditions. Dans le making of génial d’Apocalypse Now, on entend Coppola enregistré à son insu par sa femme. Il dit : “Si je ne peux pas avoir Marlon Brando, j’aurai Martin Sheen, et si je ne peux pas avoir Martin Sheen, ce sera Jack Nicholson…” Un film ne dépend pas d’un acteur. 

 

Cela vous force à l’humilité. 

Je sais que tout le monde est remplaçable. Que les gens aient l’impression que vous ne l’êtes pas, cela fait partie de mon boulot de leur faire croire. Mais personne n’est irremplaçable. Dans le cinéma, encore moins. 

 

Cette année, ce sont les 20 ans de La Haine, le film de Mathieu Kassovitz. L’anniversaire a reçu un certain écho. 

On sort de la période, heureusement [rires]. Je plaisante, j’étais ravi. C’est rare de tourner un film qui marque une génération. Suite à cette expérience, je continue de penser qu’il faut faire confiance à ses goûts plutôt que de se limiter à ce que le marché demande. La Haine parlait déjà de notre époque, l’islamisme radical et les téléphones portables en moins. C’est un film important, et j’en ai pris conscience dès sa sortie. Il a aussi changé ma carrière. Je pensais en avoir encore pour quelques années dans les antichambres quand il est arrivé. 

 

Avez-vous l’impression d’être un meilleur acteur aujourd’hui qu’à l’époque? 

J’arrive à obtenir les choses en faisant moins d’efforts. Avant, j’avais besoin de me mettre dans des états impossibles. Maintenant, j’arrive plus facilement au même résultat, dans la détente, le laisser-aller, l’acceptation, le non-jugement. J’ai arrêté les préliminaires. 

 

Vous parlez comme un sportif ou un danseur. 

J’ai toujours pensé qu’il existait des analogies entre le sport, la danse et le jeu. Un mec peut s’entraîner tout le temps qu’il veut, le jour où il doit sauter, sa mère l’a engueulé, il a mal au ventre à cause du dîner de la veille, le vent n’est pas favorable, il a mal dormi… mais il doit pourtant réaliser son meilleur saut. Nous, c’est un peu ça. C’est à l’instant T, au moment où on entend “action”, que la chose a lieu. L’événement n’est jamais prévisible. 

 

Donc, vous recherchez des réalisateurs intuitifs. 

Je ne vois pas comment on peut bien faire du cinéma sans l’être. Impossible d’exercer un métier en lien avec le spectacle sans cette approche. Peter Lindbergh, David Cronenberg, Xavier Dolan… Il y a toujours une préparation plus ou moins complexe à effectuer avec eux, mais quand arrive la performance, c’est toujours frais et vivant. Ils savent profiter du moment et s’y abandonner. Je ne vous parle même pas de Gérard Depardieu, qui a cela en lui. 

 

Vous venez de tourner avec Xavier Dolan. 

C’était comment? Marion Cotillard, Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Léa Seydoux et moi, cela donne un beau casting français. Je ne devais pas en faire partie, mais un comédien a quitté le film pour accepter un rôle que j’avais refusé – c’est drôle. Je dois dire que je ne le remercierai jamais assez. Juste la fin du monde [à voir probablement au Festival de Cannes 2016] raconte une histoire de famille, mais comme une tragédie grecque. Xavier Dolan savait exactement ce qu’il avait envie de tourner. Il avait droit à un budget et à un temps donnés, et il maîtrisait le format de son film à l’avance. Il a une réflexion, une logique interne. Certains metteurs en scène ont une aptitude, un talent et un poids qui s’imposent tout de suite. Sergio Leone, par exemple, sur son premier film, ne devait pas avoir l’air d’un réalisateur de pornos [rires] ! 

 

Avez-vous l’impression de raconter quelque chose de vous au fil de vos personnages? 

Souvent, mes rôles m’ouvrent une porte sur moi-même, sur un aspect de ma personnalité que je n’avais jamais envisagé. Je laisse cette porte ouverte, je ne la referme pas une fois le film terminé. Je sais que c’est là. Il doit y avoir une certaine logique, une couleur, une saveur, si on place mes films les uns après les autres. Quand j’y pense, il y en a très peu que je peux montrer à mes enfants. Je leur ai dit qu’ils verraient plus tard que leur papa est un peu bizarre ! Ces portes dont vous parlez, sur quoi ouvrent-elles? Parfois, juste sur un rire. Je me rappelle que pour Sheitan et pour L’Instinct de mort, le film de Jean-François Richet, j’avais des rires un peu particuliers. Des rires un peu gras. Je ne sais pas pourquoi. Maintenant, ils me reviennent dans la vie. Grâce au cinéma, je me découvre toujours. Il y a toute une partie de moi, un “Manimal” dont je deviens conscient et qui resurgit.