Pénétrer l’univers d’Eartheater, c’est découvrir un monde qui n’est plus complètement humain. Un monde où les femmes se laissent pousser des ailes de dragon et des cornes de diable, ouvrent la bouche pour en faire sortir des escargots argentés qui viennent recouvrir leur corps dénudé, ou bien chevauchent de majestueux destriers pour partir à l’aventure, avant de se retrouver auprès du feu pour raconter leurs odyssées à travers leurs chants cristallins et les sons délicats des instruments à cordes.
À la fois tellurique, éthérée et explosive, Alexandra Drewchin – de son vrai nom – est une véritable alien de la musique contemporaine. Révélée dans le monde entier depuis quelques années par ses deux derniers opus mais également par sa présence dans la mode, l’Américaine compte déjà cinq albums studio à son actif. “J’aime tenir le public en haleine, qu’il ne sache jamais à quoi s’attendre avant de me découvrir”, confiait l’artiste en juin à Vincennes, où elle se produisait à l’occasion du festival We Love Green.
Jusqu’à présent, le pari semble tenu. Car, autant que son image, la musique de la New-Yorkaise qui développe, depuis sept ans, un son hybride entre dream pop éthérée, folk psyché expérimental et électro pop incandescente, ne cesse de déjouer les attentes.
Eartheater x Numéro Magazine. Direction artistique : Colin Solal Cardo. Vidéo : Lilian Hardouineau.
En interview, Alexandra Drewchin s’exprime presque comme dans les paroles de ses chansons. Au fil de ses mots, les éléments et les métaphores prévalent, les rêves et le monde tangible s’entremêlent pour forger une nouvelle réalité : un temps, elle s’arrête sur un stratus flottant dans le ciel, dont la forme étonnante la fascine et lui rappelle sa propre incarnation en nuage dans le clip de son morceau Scripture ; plus tard, elle raconte en des termes imagés sa rencontre fantasmagorique avec Madonna à travers les vapeurs d’un Jacuzzi, éclairée par la pleine lune.
Lors d’un premier échange avec Numéro il y a deux ans, la chanteuse décrivait déjà avec émerveillement le cadre dans lequel elle a grandi. Élevée dans une ferme en Pennsylvanie, isolée de la civilisation, de la musique et des divertissements populaires (pas de téléviseur ni d’ordinateur à la maison), la jeune Alexandra passe ses journées à s’occuper de ses poules et de son poney, à suivre les cours de ses parents qui lui font l’école à la maison, à écrire des poèmes et à chanter en se promenant dans les environs de sa demeure, d’une grotte magique où poussent des orchidées à une rivière enchanteresse bordée d’arbres, qui lui évoquent “le royaume ‘elfique’ du Seigneur des anneaux”.
À 18 ans, nourrie par un imaginaire déjà foisonnant, elle quitte la campagne pour s’installer à New York et se lancer dans la musique en autodidacte avec son instrument de prédilection, la guitare. Après quelques années au sein d’un groupe, l’artiste se choisit un pseudonyme qui, lui aussi, reflète son rapport viscéral à la nature et à ses ressources : Eartheater, un mot signifiant littéralement “mangeuse de terre”, qui lui a été inspiré par l’un des personnages du roman Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez : une jeune fille qui évacue ses angoisses en dévorant le sol.
Sa musique incarne elle aussi avec une grande finesse ce devenir fantastique, voire mystique, de l’environnement à travers son regard éveillé. Dès ses premiers albums Metalepsis et RIP Chrysalis (2015), puis Irisiri (2018), l’artiste emporte l’auditeur dans un voyage intimiste vers un mystérieux éden.
Les rythmes feutrés pourraient y évoquer les clapotis d’une eau frémissante, les arpèges à la harpe ou à la guitare semblent faire apparaître les couleurs et les lumières d’une végétation luxuriante, tandis que les mouvements d’une faune imaginaire ont l’air de trouver leur écho dans les grincements frénétiques des cordes des violons, ou dans les aigus extrêmes et les superpositions polyphoniques de la voix de la chanteuse, rappelant parfois les vocalises des cétacés parcourant les océans. L’artiste parle d’ailleurs elle-même de sa musique comme d’une peinture où mélodies et instruments incarnent des pigments qu’elle saupoudrerait puis agencerait sur une toile. Aussi étrange que voluptueux, le paysage musical qu’elle compose surprend souvent l’oreille, rappelant tantôt les épopées vocales de Björk et d’Imogen Heap, tantôt les expérimentations dissonantes du duo CocoRosie ou encore la folk féerique de Diane Cluck et de Joanna Newsom.
Peu à peu, Eartheater sort de sa chrysalide, notamment avec l’album Trinity qu’elle lance en 2019 sur son propre label Chemical X, fondé à cette occasion. Au fil de dix titres où elle s’aventure dans un genre plus proche de l’électro, de l’hyperpop et même de la trap, la chanteuse choisit de mettre l’accent sur les beats et invite pour la première fois sept producteurs à collaborer avec elle. À travers ces méandres sonores sensuels dans lesquels on glisse d’un titre à l’autre sans rupture, Alexandra Drewchin déroule une métaphore filée de l’eau dans tous ses états – solide, liquide, gazeux – pour évoquer son propre désir. “Il y a beaucoup de sexualité dans ce que je fais même si on ne le perçoit pas toujours, déclare-t-elle sans ambages. C’est une force très puissante que je mobilise quand je chante.”
Ce rapport assumé de la trentenaire à son corps culmine sur la pochette de son dernier album en date, Phoenix: Flames Are Dew Upon My Skin, paru à l’automne 2020. Devant un arrière-plan aux couleurs ardentes, la chanteuse, vêtue d’un corset de perles, tourne le dos à l’objectif pour dévoiler sur son dos des ailes de chauve-souris, tandis que des étincelles jaillissent du sol entre ses jambes dénudées.
Un statement visuel qui n’a pas manqué de séduire le monde de la mode : de ses morceaux, choisis pour rythmer les défilés Chanel, Proenza Schouler et très récemment Acne Studios, à ses apparitions dans les campagnes Mugler et Dion Lee, Eartheater affirme l’image d’une femme forte, sensuelle et mystérieuse, qui n’en conserve pas moins la complète direction artistique de ses projets. Parolière et compositrice derrière tous ses titres et leur instrumentation, réalisatrice de plusieurs de ses clips, l’Américaine poursuit sa route en s’entourant de plus en plus de figures qui croisent sa vision créative : après des collaborations avec les chanteurs, producteurs et DJ Sega Bodega et LSDXOXO, elle apparaîtra en featuring sur un titre du nouvel album de Grimes, autre alien de l’électro pop dans le sillon duquel la musique d'Eartheater s’inscrit indéniablement.
Sur son propre label Chemical X, Alexandra Drewchin a récemment encadré les débuts musicaux de Lolahol, alias Lourdes Maria Ciccone Léon, la fille aînée de la reine de la pop, démontrant sa volonté d’agréger une communauté d’artistes affranchie des contraintes des maisons de disques et de l’industrie musicale.
Aujourd’hui, Eartheater semble avoir trouvé l’équilibre entre sa vie citadine active – entre scène underground new-yorkaise et tournées internationales – et ses racines rurales, se ménageant notamment des moments plus apaisés pour écrire son sixième album prévu pour le printemps 2023.
Cette ambivalence se dévoile aussi dans ses performances scéniques. Il y a près d’un an, l’artiste foulait la scène de l’auditorium de la Bourse de commerce au cœur de Paris : vêtue d’une robe fourreau Givenchy noire, ses cheveux auburn délicatement plaqués autour de son visage et guitare à la main, la chanteuse entourée de quelques violons, d’altos et d’un piano à queue laissait avec élégance sa voix s’envoler dans des mélopées célestes, sur les titres acoustiques de son dernier album, créant un précieux moment de poésie dans un décor intimiste.
Quelques mois plus tard, c’est au parc de Vincennes qu’elle revient, cette fois-ci seulement accompagnée par son DJ, pour jouer au festival We Love Green : on la découvre alors sous les traits archétypaux d’une bimbo californienne portant perruque blonde, grosses lunettes noires, minishort en jean et brassière rose scintillante, enflammant la scène et ses milliers de spectateurs sur les titres les plus électro de sa discographie. Malgré ces incarnations multiples et cet éclectisme, Eartheater affirme avec conviction n’avoir aucun alter ego. Seule émerge l’image d’une femme profondément créative et libre, qui tient à suivre son instinct tout en conservant son intégrité.
Eartheater en concert ce samedi 8 juin à l'Élysée Montmartre, Paris 18e. Ouverture des portes à 18h30.
Eartheater After Show w/ Eartheater, Malibu & Secret Guest, à partir de 23h45 au club FVTVR, Paris 13e. Billets disponibles ici.