Riccardo Tisci by Danko Steiner
Numéro : Pourquoi avezvous souhaité faire de votre défilé printemps-été 2016 une célébration de l’amour?
Riccardo Tisci : Je voulais envoyer un message au monde, inspiré de mon expérience. J’ai été pauvre, j’ai lutté, moi aussi, comme beaucoup de personnes le font à l’heure actuelle. Ma seule arme était ma conviction absolue : ma croyance dans le pouvoir de l’amour. Je m’estime si chanceux, aujourd’hui, d’être arrivé là où je suis. Nous entendons parler chaque jour de guerres, du pouvoir destructeur de la haine, et nous oublions le pouvoir de l’amour. Je voulais le rappeler.
Pour la scénographie de ce défilé, vous avez fait appel à votre amie, l’artiste Marina Abramovic. Quelle était l’idée directrice de votre collaboration?
Marina et moi sommes très proches. Elle dit souvent dans ses interviews qu’elle est ma mère adoptive. Je lui ai donc proposé de m’accompagner sur ce projet. Nous avons déjà travaillé ensemble [notamment sur une mise en scène du Boléro de Ravel pour l’Opéra de Paris, dont Marina Abramovic avait signé la scénographie et Riccardo Tisci les costumes], mais il s’agissait là de notre première collaboration sur un défilé. Je lui ai dit que je voulais évoquer l’idée d’un mariage, d’un mari et d’une femme. C’était intéressant, car on nous fait souvent remarquer, à l’un comme à l’autre, que nos
univers sont très sombres. Notre travail sur ce défilé était donc une façon de montrer que nous étions en train de tourner une page. Nous avons évoqué l’amour universel, l’idée du sacré, sans parler d’une religion spécifique. Le décor [qui évoquait des abris de fortune] était fait de matériaux recyclés. Marina a imaginé plusieurs performances qui se déroulaient pendant le défilé.
N’était-il pas risqué, ou pour le moins audacieux, d’organiser cet événement à New York le 11 septembre, jour de commémoration des attentats du World Trade Center?
Lorsque nous avons annoncé que nous souhaitions célébrer l’amour le 11 septembre, nous avons dû faire face à de nombreuses réactions négatives. Comment un Européen osait-il défiler à New York ce jour-là ? Mais le 11 septembre 2001 n’a pas été un jour tragique uniquement pour les ÉtatsUnis. Il l’a été pour le monde entier. De même que le monde entier s’est arrêté lors des attaques terribles qui ont frappé Paris. La meilleure partie dans mon défilé n’était liée ni aux vêtements ni aux célébrités : le ciel, ce soir-là, était d’une beauté incroyable. Dieu m’a donné le privilège de vivre ce moment magique, suspendu. Le public était visiblement heureux d’en faire partie. Si bien qu’après le défilé, les critiques se sont tues, car nous avons offert ce beau moment à la ville de New York, et au monde. Nous avons montré que la mode n’est pas nécessairement superficielle. D’autre part, j’ai toujours été un grand amoureux de l’Amérique. New York, en particulier, me fait rêver depuis l’enfance. Je fantasmais ce lieu où les cultures se mélangent, où l’on peut devenir quelqu’un. J’ai pensé que ce serait magnifique d’y présenter ma collection. Et il me tenait à cœur d’ouvrir cet événement à des anonymes qui, ordinairement, n’ont pas la possibilité d’assister à un défilé de mode [plus de 800 personnes ont été invitées via Internet à assister au show]. Je voulais que mon défilé soit démocratique.Montrer New York, et montrer le pouvoir de la rue.
Depuis votre arrivée à la tête de Givenchy, vous avez attiré une clientèle jeune avec vos tee-shirts et sweat-shirts imprimés, devenus de véritables objets de culte. Sont-ils aussi importants à vos yeux que les robes de haute couture?
Ils le sont, parce que j’ai été comme tous ces jeunes qui rêvent de la mode. J’étais obsédé par Helmut Lang. Je n’avais pas les moyens d’acheter une veste et j’avais économisé pour m’acheter un jean. Lors de mon arrivée chez Givenchy, j’ai donc tout de suite fixé l’orientation : “Bien sûr, il faut proposer des robes haute couture pour la clientèle la plus aisée, il faut nourrir le rêve, car nous sommes dans une maison de luxe. Mais proposons également des pièces pour les jeunes, des jeans, des tee-shirts, des sweat-shirts, des baskets, des sacs à dos.” Pour répandre l’amour, il faut penser au-delà de la frange la plus favorisée de la population mondiale. Tant de personnes travaillent si dur. Elles doivent pouvoir faire partie du “Givenchy gang” si elles le souhaitent, et du “fashion gang” d’une manière plus générale.
Marina Abramovic fait partie de votre “gang”, un groupe d’amis auquel vous restez fidèle, qui se compose également de Beyoncé, de Kanye West et de Kim Kardashian…
Ces personnes que vous accompagnez depuis des années ont contribué à forger l’image de Givenchy. Je ne pourrais jamais me rapprocher d’une célébrité par calcul. Les seules personnes qui m’entourent sont celles que je respecte, auxquelles j’ouvre mon cœur. C’est peutêtre l’héritage de mon éducation catholique. J’ai soutenu Kim Kardashian à une époque où la plupart des maisons ne voulaient absolument pas entendre parler d’elle. Je l’ai accueillie dès le premier jour dans mon cœur, et dans la maison Givenchy. Et aujourd’hui, elle est devenue l’une des femmes les plus puissantes du monde.
Votre compte Instagram, où des photos de vos amis célèbres et des images de votre famille en Italie sont mises sur un pied d’égalité, traduit bien votre sincérité.
C’est Rihanna qui m’a fait découvrir Instagram. J’avais créé les costumes de l’une de ses tournées. Elle m’a montré son compte en me disant : “Regarde, je poste cette photo pour te remercier.” Je ne suis pas très féru de nouvelles technologies, mais je me suis vite rendu compte qu’Instagram pouvait être utilisé à bon escient. Je m’en sers pour envoyer un message positif, pour montrer la beauté du monde. Pour inspirer d’autres personnes, et non pour me vanter de ma vie glamour. C’est grâce à ma mère que je suis devenu celui que je suis. Il est donc normal que je poste une photo de ma mère, aussi bien qu’une photo de Madonna ou de Beyoncé : nous sommes tous touchés par le pouvoir de l’amour. Je ne pourrai pas changer le monde, mais je pense que nous pouvons tous apporter un message positif.
Vous dites ne pas changer le monde, mais vous avez été le premier créateur à la tête d’une maison de luxe contemporaine à déroger aux notions d’élitisme et d’exclusivité.
Je n’aime pas être jugé, tout comme je n’aime pas juger autrui. J’aime le courage d’être soi, et je m’y associe dès que j’en ai l’occasion. Karl Lagerfeld m’a dit un jour : “On te croirait tout droit sorti de la Révolution française.” Et c’est vrai, j’adore soutenir les gens, j’essaie constamment de faire tomber de nouvelles barrières. C’était le cas, par exemple, lorsque j’ai fait mes campagnes avec [le mannequin transsexuel] Lea T. J’en profite d’ailleurs pour vous remercier, car nous avions réalisé une belle image avec Jean-Baptiste Mondino pour la centième édition de Numéro. Je voulais montrer la beauté de Lea, et prouver que les transsexuels ne sont pas nécessairement des prostitués. En 2015, malheureusement, ils ne sont toujours pas acceptés dans la société civile, il est difficile pour eux de trouver un emploi. Ces causes me touchent profondément, de même que les violences faites aux femmes. J’ai huit sœurs, j’ai été élevé par des femmes. Si l’une d’elles devait être violentée, je crois que j’en mourrais.
Comment choisissez-vous les égéries de vos campagnes, d’Erykah Badu à Julia Roberts, en passant par Donatella Versace? Ce sont des femmes incroyables, qui m’inspirent un profond respect. On dit souvent que la mode est superficielle, mais je souhaite autant célébrer la beauté que l’intelligence et la confiance en soi de ces femmes que j’admire. Julia Roberts n’avait jamais été l’égérie d’une campagne de mode. Quant à Donatella, c’est une véritable reine. Elle m’a accueilli dès mon arrivée dans le milieu de la mode, quand j’étais encore un inconnu. J’étais fatigué des éternelles querelles au sujet des copies et des originaux. C’était la première fois qu’un créateur de mode célébrait un autre créateur dans une campagne. C’était un grand moment. Et un puissant message d’amour.
Revenons à votre défilé new-yorkais, qui célébrait également vos dix ans passés à la tête de Givenchy. Vous y exploriez de façon approfondie certains de vos motifs favoris tels que la dentelle et les masques. Comment avez-vous conçu cette collection-fleuve de 87 modèles? Je ne voulais surtout pas qu’elle prenne la forme d’une rétrospective. Au contraire, j’avais plutôt envie d’ouvrir une nouvelle ère. Je suis très heureux de ce qu’incarne Givenchy aujourd’hui. À mon arrivée, cette maison était endormie, oubliée de Dieu. C’était triste, compte tenu de son histoire qui la place parmi les plus importantes maisons de couture. Je souhaitais restaurer son prestige. C’est désormais chose faite, et je veux donc penser aux dix prochaines années chez Givenchy