Le basket-ball américain est une autre planète, qui aujourd’hui tourne sur la même orbite que l’industrie de la mode : véritables fashionistas, les joueurs rivalisent aussi en dehors du terrain, sur les bancs des défilés qu’ils fréquentent assidûment. Meneur de jeu spectaculaire de l’Oklahoma City Thunder, Russell Westbrook s’est mis en tête d’exceller dans ces deux disciplines avec la même énergie et la même détermination : joueur ultra talentueux, ses exploits sur le terrain lui ont très rapidement valu de devenir une superstar adulée par des millions de kids dans le monde. Profitant de cette notoriété, le sportif hors du commun s’est inventé une personnalité aussi flamboyante en dehors des terrains, utilisant les interviews d’après-match comme une tribune pour mettre en scène le mythe de Russell Westbrook, icône de mode. Autour de lui, plusieurs grosses machines ont souscrit à cette entreprise de branding pour convertir le mythe en une réalité bankable. Au carrefour du sport business et de l’industrie de la mode américaine toute-puissante incarnée par Anna Wintour et Mark Lee (le directeur du grand magasin Barneys), Russell Westbrook s’est construit un destin à part : à la fois athlète, fashion designer et entrepreneur. Bref, une véritable machine à gagner.
Bien qu’il soit un sport collectif, le basket américain encourage fortement la mise en avant des individualités, pour générer du spectacle qui se transforme à son tour en dollars. La NBA, qui dispose depuis 1983 de sa propre société de production de films (distribués via Warner Bros.) – NBA Entertainment –, s’illustre dans l’art de mettre en scène ses stars. Ce qui fait d’elles bien plus que des athlètes, des super idoles mondiales. Avec des règles différentes favorisant les contacts et l’opposition un contre un, et un arbitrage plus coulant qu’en Europe, ce sport, aux États-Unis, est conçu pour être un show fascinant où des géants luttent corps à corps avant de s’envoler dans les airs pour s’agripper au cercle du panier dans une figure acrobatique. La NBA désigne chaque année son meilleur joueur au terme d’un match d’exhibition qui fait figure d’événement mondial : le All-Star Game. Au programme, des épreuves individuelles et un match opposant les stars de la conférence Est à celles de la conférence Ouest. Le 15 février dernier, au Madison Square Garden, Russell Westbrook dominait le All-Star Game et remportait le titre convoité de MVP (Most Valuable Player) en marquant 41 points, arrivant ainsi à un petit point seulement du record établi par Wilt Chamberlain en 1962.
Un seul autre joueur dans l’histoire a réussi à dépasser les 40 points : sa majesté Michael Jordan. Vif et exceptionnellement agile, Westbrook survolait le match avec une facilité déconcertante, menant des chevauchées fantastiques vers le panier, s’envolant et smashant. Toujours placé au bon moment au bon endroit, prêt à récupérer la balle pour asséner un dunk assassin. Outre ses qualités athlétiques extraordinaires, sur le terrain Russell Westbrook est animé d’une rage qui lui vaut d’être parfois critiqué : ses mimiques sont interprétées comme les signes d’une agressivité impossible à contenir, son insolence envers la presse ne plaît guère… Mais les chiens aboient, la caravane passe. Celle de l’hyperactif Westbrook, à l’énergie sans limites, franchit le terme de la saison 2014-2015 sous une pluie de records individuels : 28,1 points en moyenne par match, qui font de lui le meilleur “scoreur” de la NBA, et 11 triples-doubles (points, rebonds, passes décisives…), prouvant qu’il excelle dans tous les secteurs, avec un jeu d’une étendue complète. La rage dont il fait preuve sur les terrains semble le résultat de la mutation génétique de l’instinct de survie qui lui a permis de surmonter les difficultés d’un environnement défavorisé. “Ma détermination vient de mon enfance à Los Angeles. J’ai dû trouver un moyen de grandir dans un monde très dur, pour réussir à faire quelque chose de ma vie”, explique-t-il posément lorsque nous le rencontrons à Paris. Dès l’âge de 7 ans, Russell Westbrook est pris en main par son père, Russell Westbrook Sr., un passionné de sport qui l’entraîne sans faiblir sur le playground local du Ross Snyder Recreation Center, terrain dans un état de délabrement avancé et surtout fréquenté par les gangs locaux. Pour Russell Sr., le sport est le meilleur moyen de préserver ses deux fils des tentations de la rue. Décrit comme un enfant incroyablement concentré et déterminé, Russell Jr. semble déjà naturellement insensible au charme des tatouages, des gros bijoux et des fusillades aveugles. Comme s’il avait déjà dessiné son chemin de vie : l’archétype du conte de fées américain actuel, où les princesses sont de jeunes Noirs qui échappent miraculeusement à une vie de violence et de séjours en prison grâce à leurs dons pour le rap ou pour le basket-ball.
L’histoire ne raconte jamais, cependant, que ces gamins trop heureux d’échapper au sordide qui les entoure se retrouvent catapultés dans un monde peuplé d’autres requins : ceux de l’industrie du disque ou du sport. Pas vraiment des Bisounours. Aux ÉtatsUnis, le sport constitue, dès le lycée, un monde professionnel sans pitié. Le succès de Russell Westbrook s’affirme surtout dans sa période universitaire, à l’UCLA, où il aligne déjà des statistiques astronomiques. Il est donc sélectionné à l’âge de 20 ans par les SuperSonics de Seattle, qui se relocalisent à Oklahoma City et prennent pour nom Oklahoma City Thunder. Pour survivre dans ce monde de brutes, le garçon ne cède pas au cynisme et conserve son cœur pur d’enfant. Aujourd’hui encore, il appelle chaque jour sa mère et son frère. Et, en août dernier, il épousait Nina Earl, sa petite amie rencontrée à l’université, elle-même basketteuse.
Russell Westbrook a donc indubitablement réussi sa vie. Le nouveau roi du monde a 27 ans, et ses portraits officiels le montrent sur les bancs des défilés Givenchy, Salvatore Ferragamo et consorts, habillé de pied en cap avec les vêtements de la marque. Une parfaite poupée fashion de 1,91 mètre, capable de se changer plus vite que son ombre dans les toilettes du concept store Colette. Dithyrambique, la presse américaine célèbre sa capacité à lancer des tendances (il suffit qu’il apparaisse un jour en lunettes rondes à monture colorée et sans verres, pour que le gimmick absurde soit ensuite largement adopté) et sa qualité de “fashion innovator”. S’improvisant créateur après une première collaboration avec la marque County of Milan, le basketteur a lancé une floppée de lignes de produits avec le tout-puissant multimarque américain Barneys, devenant ainsi le premier sportif à pénétrer le monde de la mode pour fonder ce qui devrait plus justement être qualifié d’empire du lifestyle. C’est dire notre impatience à recueillir les confidences de l’enfant prodige qui, sans avoir besoin des conseils d’un styliste (il n’en a officiellement jamais employé), a décidé un beau jour de prendre l’avion en total look rouge safran : jean, tee-shirt en cuir et baskets assorties. Radical. Comment a-t-il élaboré son style si distinctif qualifié de “nerdy chic”, tout en harmonies de couleurs vives et imprimés ? “Je suis simplement mes désirs, je porte ce que j’ai envie de porter.” Comment est né son partenariat avec Barneys ? “Mark Lee m’a donné l’opportunité de m’exprimer dans le monde de la mode, je suis vraiment béni.” A-t-il des collaborateurs, peut-être même un studio qui l’aide à concevoir ses multiples lignes de produits ? “Pas de studio, je n’ai pas le temps d’en monter un. Par e-mail, par FedEx et par téléphone, j’arrive à être le curateur de plusieurs créations à la fois.” Que lui inspire le fait d’être le premier sportif à lancer des lignes de produits avec Barneys ? “Je me sens béni. C’est la seule façon de décrire cela. Je suis reconnaissant et je me sens vraiment béni.” En sus des lunettes qu’il dessine pour le fabricant Selima Optique, Russell Westbrook propose aussi des chaussures avec Brand Jordan, de la maroquinerie avec WANT Les Essentiels de la Vie, et des jeans avec True Religion, où il a été nommé directeur de création.
Généreux, l’enfant béni répand donc à son tour ses bienfaits sur le monde (en échange de quelques dollars). Mais la photo parfaite ne serait pas complète sans quelques charity works : dans ce domaine, Russell Westbrook se distingue via sa fondation Why Not?. Il a également donné la voiture reçue en récompense de son titre de MVP du All-Star Game à une mère célibataire d’Oklahoma City. Le tout a bien sûr été filmé : la vidéo montre les larmes de la mère surprise, mais surtout, elle aussi éminemment bénie, sur fond de musique guimauve. Tant d’émotions exigent une petite pause pour s’hydrater, et cela tombe bien, car l’eau minérale Mountain Dew fait également partie des sponsors de Russell Westbrook. Une eau qui, à son contact, se change certainement en eau… bénite.