NUMÉRO : Pourquoi cette idée du soliloque ?
Lou Doillon : Ce qui m’amusait le plus, c’est que le soliloque implique une forme de théâtralité. Ça me plaisait de sortir de l’intime, même si on se parle à soi, car c’est une forme beaucoup utilisée dans le théâtre classique.
Il y a l’idée du chœur, comme dans les tragédies, et il se trouve que j’ai beaucoup utilisé les chœurs dans ce disque, notamment sur ce morceau avec Cat Power, où sa voix se place comme les chœurs de femmes dans les tragédies antiques. Je voulais trouver une forme de distance qui me permettrait de me libérer un peu plus.
Vous parlez beaucoup à haute voix lorsque vous êtes seule ?
Oui, très souvent, et ça m’a fait beaucoup rire lorsque j’ai vu le spectacle de Blanche Gardin, qui évoque ça. Je me suis sentie beaucoup moins seule. Comme les gens vieux ou un peu fous, il m’arrive de parler à haute voix dans la rue. Le manque de civisme, par exemple, peut déclencher chez moi de longs monologues. [Rires.] Un mec qui passe trop vite en voiture dans une rue où il y a une école, comme c’est le cas à côté de chez moi, et je suis partie... Une vraie petite vieille reloue. [Rires.] C’est peut- être le fait d’avoir passé beaucoup trop de temps toute seule, on finit par se parler comme à quelqu’un d’autre.
Écrire une chanson, c’est également tenir une conversation avec soi-même ?
La plupart du temps, c’est le cas. Même si je ne pars pas d’un point de vue personnel, j’y reviens forcément à un moment, et, a contrario, si je parle trop de moi, je m’en échappe au bout de deux couplets. En raison de mon statut familial, la notion d’intimité est assez compliquée à gérer, car je pourrais très vite faire du Voici en chanson. Donc je fais en sorte de noyer le poisson, et à force de noyer le poisson, j’en arrive à écrire des choses qui m’échappent totalement, et c’est à ce moment-là que ça me plaît.
Le fait de chanter en anglais vous sert-il de paravent ?
Je suis française et le français est ma langue courante. Pourtant j’ai toujours chanté en anglais de façon naturelle, et lorsque je me suis trouvée dans des situations familiales ou amoureuses compliquées, c’était également l’anglais qui s’imposait. Il y a une simplicité dans la langue anglaise qui fait immédiatement décoller un texte, alors que le français me paraît plus compliqué à manier. En français, je fais toujours attention à ce que je dis, c’est sans doute la conséquence d’avoir été mise en lumière très tôt, pour moi, ça reste la langue de la politesse. J’ai le sentiment que l’anglais est plus libérateur.
Votre sœur Charlotte a réussi à chanter en français sur son dernier album, tout en abordant des thèmes très intimes...
Ce qui est très étonnant et très beau avec Charlotte, c’est ce paradoxe qu’elle a d’être à la fois très fragile et très forte. Il suffit de regarder sa carrière au cinéma pour voir qu’il y a chez elle une prise de risque insensée. Que ce soit du côté paternel ou maternel, elle a clairement hérité du gène du risque. Le fait qu’elle ait déménagé, qu’elle vive hors de France l’a peut-être aidée à écrire de cette façon très franche et directe. Elle n’aurait sans doute pas écrit comme ça si elle vivait encore en France. Et puis, comme je le disais, dans cette famille notre intimité n’est pas si intime que ça, et la sienne encore plus, donc à un moment elle a pu trouver la force de le faire, et je pense qu’elle a eu raison.
“Pour l’album Lay Low, j’étais obsédée par l’idée qu’il fallait être “vraie”, et j’ai voulu que l’album soit comme la captation d’un spectacle. Pour le nouveau, je me suis beaucoup plus centrée sur la production.”
La couleur musicale de votre nouvel album est assez radicalement différente des deux précédents. Sentiez-vous que le moment était venu d’aller voir ailleurs ?
Le danger, c’est d’être tenté de refaire la même chose. Il y a moins de danger pour moi à me renouveler, et j’ai surtout cherché à m’amuser. Je ne pourrai jamais retrouver l’innocence que j’avais sur le premier album. Pour le deuxième, j’avais besoin d’un truc un peu animal, un peu sauvage, et je ne pouvais pas aller plus loin dans cette veine, à moins de faire un album guitare-voix. C’est une option qui s’est posée à un moment, mais je me suis dit que je pourrais toujours faire ça plus tard. Et là, j’avais envie de m’amuser, je voulais m’éloigner le plus possible de l’endroit où l’on était censé m’attendre. Pour Lay Low, j’étais obsédée par l’idée qu’il fallait être “vraie”, et j’ai voulu que l’album soit comme une captation sur le vif, comme la captation d’un spectacle. Pour le nouveau, je me suis beaucoup plus centrée sur la production, sans me soucier de la transposition des chansons sur scène, et avec Benjamin Lebeau, j’ai été servie. Maintenant que je dois répéter les chansons pour la scène, je me rends compte du nombre de choses qu’il a mises sur les bandes, des choses chimiques, étranges, que l’on a du mal à définir.
Cela correspond aussi à des choses que vous avez pu découvrir, musicalement, hors de votre socle folk, qui est la base de votre culture musicale...
Chez moi, j’écoute le groupe Suicide toute la journée. Les premières choses que j’ai aimées se situaient plus dans une lignée punk ou ska, je n’ai jamais passé mon temps à écouter Joan Baez comme on pourrait le croire. Jusqu’ici, je n’avais pas trop osé aller vers ces territoires qui me semblaient moins rassurants, moins balisés, mais cette fois je me suis dit qu’il était temps d’essayer autre chose. J’ai dû aussi m’adapter à chaque producteur avec lequel j’ai travaillé, que ce soit Benjamin Lebeau ou Dan Levy, car pour chacun il y avait une méthode particulière qui conduisait à une façon de chanter particulière, presque un rôle différent.
Le côté théâtral dont vous parliez au début, aimeriez-vous aussi le transposer sur scène ?
J’adorerais, même si je n’aurai sans doute jamais l’aplomb d’une PJ Harvey, qui peut se permettre d’arriver sur scène avec un show hyper théâtral où elle porte des chapeaux de plumes hallucinants, tout en tenant un discours politique très puissant. Mais à mon niveau, j’aimerais faire partager aux jeunes qui viennent me voir quelque chose du rock des années 70 et 80 qui m’a fascinée quand j’étais ado, avec des extravagances que l’on ne trouve plus aujourd’hui. Je me suis toujours reconnue dans le côté Spinal Tap du concert rock, ou dans les mises en scène très “drama” de certains artistes de l’époque. À part Björk ou Nick Cave, personne ne fait plus ça aujourd’hui. Pour le premier live en radio de l’album, je suis arrivée en robe lamée, et tout le monde s’est foutu de moi parce que c’était pas filmé, mais je m’en fous. Il y avait un public, il y avait mon père. Et puis peu importe, je fais ça avant tout pour moi. C’était la première fois que je chantais dans une robe, avec des talons, et à mes yeux c’est déjà une étape énorme.
Finalement vous redevenez la comédienne que vous ne vouliez plus être ?
Dans un sens, oui, mais là, c’est moi qui me mets en scène, ça change beaucoup de choses. C’est aussi parce que mes premiers albums ont marché que je peux me permettre ça aujourd’hui. J’ai démarré cette carrière de chanteuse avec beaucoup de plomb dans les ailes. Si j’avais débarqué en robe lamée à l’époque d’I.C.U., je pense que ça n’aurait pas été possible. Les gens n’auraient même pas voulu écouter la chanson. Aujourd’hui ça passe mieux parce que j’appartiens à la scène musicale française. Qu’on aime ou pas ce que je fais, personne ne me trouve illégitime, enfin je pense.
Formaliser le fait d’être une chanteuse, cela vous surprend-il, vous qui ne vouliez pas faire écouter vos chansons au départ ?
Je serai toujours “amateur”, déjà parce que j’aime ce mot, et cette idée des choses faites avec amour, mais je n’ai plus envie d’être vue comme un petit animal fragile, sachant que je ne le suis pas du tout. Je n’ai pas envie qu’on me tienne la main pour traverser, et c’est le plus grand cadeau que m’a fait Étienne Daho quand il a produit mon premier album : il m’a prise par la main, mais surtout, à un moment, il m’a lâché la main. Quand j’avais 12 ou 13 ans, une période que j’ai occultée pendant longtemps, je chantais en grimpant sur le piano, je m’habillais avec des robes complètement folles, j’étais très extravertie. C’est une amie d’enfance rencontrée lors d’un festival à La Réunion qui me l’a rappelé récemment. Charlotte aussi m’a dit ça, alors que moi j’avais le souvenir de l’ado qui se planquait dans la salle de bains pour chanter, et qui souffrait de devoir aller chez Ardisson faire de la promo. Mais la préado, celle qui correspond beaucoup plus à ce que je suis aujourd’hui, je l’ai laissée longtemps hors de ma mémoire. Cette année je repars avec Gucci, qui est quand même la maison la plus folle, parce que je pense qu’ils ont su déceler ça en moi. J’ai l’image d’une fille à frange et à clope car c’est le temps qui a fait ça, mais au départ j’ai adoré être mannequin, pour la drôlerie que ça représentait, avant que ça ne devienne plus drôle et plus léger du tout.
La gravité de certaines choses autour de vous ces dernières années vous a-t-elle aussi conduite à retrouver une forme de légèreté ?
Je pense, absolument. Ces derniers temps, j’ai eu souvent l’impression de me retrouver métaphoriquement dans une maison avec des fuites de toutes parts, à devoir courir de partout avec une casserole. Quand on prend conscience que ça ne sert à rien, que ça continue de fuir et qu’il faut prendre les choses comme elles viennent, alors on peut revivre en étant un peu plus apaisé. J’ai passé beaucoup de temps avec des gens très proches qui étaient hospitalisés, j’ai connu beaucoup de drames et de morts, et tout ça m’a fait comprendre qu’il fallait que je respire et que j’apprenne à mieux vivre avant que ce ne soit mon tour.
Le succès public de votre premier album vous a-t-il encouragée dans cette voie ?
Il est certain que sans ce succès je n’aurais sans doute jamais refait un disque, et je ne sais pas si je serais encore là aujourd’hui. À l’époque, quand on a commencé à dire que je faisais de la musique, les gens du milieu étaient plus que sceptiques. Les retours étaient plutôt hostiles, alors que personne n’avait écouté la moindre chanson. Je partais avec un handicap énorme, et c’est le public qui a fait office de premier domino. Le disque d’or la première semaine de la sortie, puis l’enchaînement jusqu’aux Victoires de la musique six mois plus tard, c’est parce que le public a été touché par les chansons... Ça se poursuit aujourd’hui, je croise tous les jours des gens dans la rue qui me parlent avec précision de l’effet qu’a produit sur eux telle ou telle chanson.
“Je serai toujours “amateur”, déjà parce que j’aime ce mot, et cette idée des choses faites avec amour, mais je n’ai plus envie d’être vue comme un petit animal fragile, sachant que je ne le suis pas du tout.”
Pensez-vous que cela vous a sauvé la vie, au sens premier du terme ?
Oui, car avant ça j’étais finie, cramée, dans un milieu qui te le fait savoir. J’ai commencé à faire des chansons quand il n’y avait plus rien qui marchait, plus un casting à l’horizon, plus une seule perspective. Ce succès m’a sauvée personnellement, professionnellement, financièrement, alors que j’avais déjà joué le dernier biffeton. J’ai fait l’album parce que, justement, il n’y avait plus aucun enjeu. Aujourd’hui on me reconnaît pour ma musique et aussi pour mes dessins, et c’est une belle récompense pour moi, car lorsque je regarde mes journaux intimes de l’époque où j’étais ado, il y a des dessins et des textes de chansons. J’ai l’impression d’avoir fait un grand huit et d’être revenue là où j’ai toujours voulu être.