C’est l'histoire d'un émir, d’une ancienne Spice Girls, d’un président français, d’un top model, d’un acteur hollywoodien et d’un activiste chinois réunis à Doha pour l’éclosion d’une rose des sables.
Ce pourrait être le début d’un conte arabe contemporain, ou plus prosaïquement d’une blague belge. Belges, Arabes, Américains ou Français, le 27 mars, tous les happy few de la planète se sont retrou- vés à l’inauguration du Musée national du Qatar, splendide réalisation architecturale de Jean Nouvel. Les 539 disques de béton renforcé d’acier, de 14 à 87 mètres de diamètre, et le kilomètre et demi de parcours muséal donnent une idée de l’ampleur du lieu dont l’inau- guration a réuni l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al-Thani, Victoria Beckham, Nicolas Sarkozy, Naomi Campbell, Johnny Depp et Ai Weiwei, mais aussi Miuccia Prada, Jeff Koons et Damien Hirst.
Commandé au début des années 2000, le musée représente autant une rose des sables – les disques multipliés jusqu’à saturation forment une partition musicale abstraite – que les enjeux essentiels de la monarchie du Golfe. Asseoir symboliquement son pouvoir dans la région et dans le monde en est le plus évident. À Doha, quelques semaines avant l’inauguration, Jean Nouvel se plaisait à raconter comment sa première proposition fut retoquée par la monarchie. “J’avais en tête un musée creusé dans le sable, comme une faille qui irait jusqu’à la mer et se terminerait en un immense aquarium. Véritable œuvre de land art. ‘Trop discret! m’a-t-on répondu. Nous voulons quelque chose de plus visible.’ J’ai cherché alors une architecture qui puisse incarner l’histoire du Qatar – car il ne s’agit pas d’un musée d’art mais du musée d’une civilisation, l’histoire d’un peuple du désert. La rose des sables s’est imposée naturellement.” La prouesse tech- nique tient dans la transposition à une échelle monumentale des caractéristiques aléatoires de cette cristallisation naturelle de gypse, de ses centaines d’intersections, ses milliers d’angles et autant de singularités qui se retrouvent également à l’intérieur du bâtiment. “Il ne s’agissait pas de créer une illusion, insiste l’architecte, mais de ressentir l’architecture de la rose des sables dans toutes les salles du musée.” Les volumes se dilatent ou se contractent au gré de la taille des disques. Les surfaces se font parfois obliques, lorsque les disques protègent de la lumière et de la chaleur du jour.
Si Jean Nouvel a réussi à s’imposer dans le cœur des princes du Golfe – on lui doit la phallique Doha Tower, le Louvre Abu Dhabi et bientôt un complexe hôtelier en Arabie saoudite – c’est que, contrairement à d’autres, le Français sait offrir à chaque site une architecture unique. Chacun peut se prévaloir de son monument emblématique dans la grande course à l’échalote touristique. Instrument de soft power, le Musée national du Qatar répond à un enjeu économique non négli- geable : réaliser la transition d’une économie pétrolière et gazière vers la route pavée d’or du tourisme international. L’exposition temporaire imaginée pour l’inauguration par AMO, la section recherche de l’agence de Rem Koolhaas, se penche sur l’urbanisation folle de Doha d’hier et d’aujourd’hui. Pas moins d’une dizaine de musées sont en construction alors que le Qatar s’apprête à accueillir la Coupe du monde de football en 2022 et à faire surgir de terre six stades.
On aurait tort de limiter à des enjeux internationaux la création d’un tel dé architectural. Nouveau-né, le Qatar n’accède à une indépen- dance totale qu’en 1971. Si l’État s’est forgé un pouvoir fort, la consti- tution d’une nation avec son sentiment d’appartenance à un peuple, à une histoire et à un territoire commun n’en est encore qu’à ses balbutiements. Le musée national pourrait jouer à cet égard un mer- veilleux rôle d’orthophoniste. “Nous n’avions pas, ou très peu de témoignages de l’histoire du Qatar, con e Jean Nouvel, à qui l’on doit également la muséographie du lieu. Il s’agissait d’un peuple du désert nomade, ou de pêcheurs de perles. Alors je me suis dit que nous allions créer ces témoignages, à l’échelle du musée, en faisant appel à des artistes.” Point d’orgue du parcours, qui mène des salles dé- diées à la géologie et à la faune du Qatar à celles consacrées à son histoire moderne, les projections spectaculaires de lms d’artistes sur les murs courbes monumentaux. Jacques Perrin et Christophe Cheysson nous plongent dans les océans sur plus de 21 mètres. Abderrahmane Sissako lme en noir et blanc les Qataris des an- nées 50 et 60 dans le désert. Doug Aitken propose une installation plongeant au cœur des profondeurs géologiques à la découverte du pétrole... Bien sûr, on pourra regretter que cette naissance d’une nation se fasse au moyen d’une histoire mythi ée, à la gloire de la tribu Al-Thani dont le palais-berceau du début du xxe siècle est litté- ralement embrassé par le musée de Jean Nouvel. On pourra surtout y voir le succès de l’exportation du modèle français. Autant que son architecture, c’est son processus de constitution de la nation par la royauté qui semble avoir séduit le Qatar.
© Aitor Ortiz
© Aitor Ortiz
Musée national du Qatar, ouverture le 27 mars, Doha.