14


Commandez-le
Numéro
28 Rencontre avec l'immense architecte Zaha Hadid

Rencontre avec l'immense architecte Zaha Hadid

Architecture

De l’unité Mobile Art de Chanel au MAXXI à Rome, Zaha Hadid a réinventé l’espace muséal en le considérant comme un champ d’exploration à part entière. Entretien avec cette immense architecte, inlassable pionnière aux constructions tout en fluidité.

  • Déployé sur plus de 25 000 m2, le Rosenthal Contemporary Arts Center de Cincinnati est l’un des premiers musées réalisés par Zaha Hadid, tel un manifeste de son architecture souvent décrite comme “déconstructiviste”. Ici, vue de l’espace exposant la sculpture Cloud no 1 d’Iñigo Manglano-Ovalle en 2003.

    Déployé sur plus de 25 000 m2, le Rosenthal Contemporary Arts Center de Cincinnati est l’un des premiers musées réalisés par Zaha Hadid, tel un manifeste de son architecture souvent décrite comme “déconstructiviste”. Ici, vue de l’espace exposant la sculpture Cloud no 1 d’Iñigo Manglano-Ovalle en 2003. Déployé sur plus de 25 000 m2, le Rosenthal Contemporary Arts Center de Cincinnati est l’un des premiers musées réalisés par Zaha Hadid, tel un manifeste de son architecture souvent décrite comme “déconstructiviste”. Ici, vue de l’espace exposant la sculpture Cloud no 1 d’Iñigo Manglano-Ovalle en 2003.
  • Le MAXXI, à Rome, a été pensé comme une seconde peau pour le site sur lequel il est érigé, en harmonie avec sa vocation de laboratoire d’innovation culturelle. Les tubes rouges ci-dessus sont une installation de l’artiste Maurizio Mochetti, commandée spécifiquement par le musée pour son ouverture (2010), intitulée Straight Lines of Light in Curvilinear Hyperspace.

    Le MAXXI, à Rome, a été pensé comme une seconde peau pour le site sur lequel il est érigé, en harmonie avec sa vocation  de laboratoire d’innovation culturelle. Les tubes rouges ci-dessus sont une installation de l’artiste Maurizio Mochetti, commandée  spécifiquement par le musée pour son ouverture (2010), intitulée Straight Lines of Light in Curvilinear Hyperspace. Le MAXXI, à Rome, a été pensé comme une seconde peau pour le site sur lequel il est érigé, en harmonie avec sa vocation  de laboratoire d’innovation culturelle. Les tubes rouges ci-dessus sont une installation de l’artiste Maurizio Mochetti, commandée  spécifiquement par le musée pour son ouverture (2010), intitulée Straight Lines of Light in Curvilinear Hyperspace.

1/2

Ses musées ont marqué le xxie siècle d’une esthétique sans équivalent. Zaha Hadid, architecte suprématiste, revient sur plus d’une décennie de créations muséales réalisées de Rome à Copenhague, en passant par
Bakou et Cincinnati, pour évoquer leur essence et son approche unique.

 

Numéro : “J’aimerais ouvrir une porte vers un monde qui n’a pas encore été inventé.” Vous teniez ce propos au temps où vous étudiiez
à l’Architectural Association School. Depuis, vous avez imaginé une nouvelle typologie de musées…

Zaha Hadid : À l’époque, mes professeurs m’ont poussée à voir, puis à décrypter ce qui n’était pas évident. Ce fut, en quelque sorte, un enseignement de la “nouvelle frontière” : il devait y avoir un autre monde, d’autres possibilités formelles. J’étais obnubilée par l’envie de donner une suite, de compléter un certain projet moderniste qui avait été stoppé net avec la Seconde Guerre mondiale. Les années 70 et 80 étaient marquées par l’historicisme et le rationalisme ; je ne pensais pas, alors, qu’en poussant mes recherches je pourrais découvrir un “autre monde”. Ce fut passionnant et absolument déterminant de pouvoir créer mon propre répertoire, de découvrir, d’imaginer des techniques, ou d’esquisser de nouvelles qualités formelles. J’étudiais un nouveau sujet, que je construisais à mesure que je le définissais.

 

Quel est le musée qui vous a le plus influencée ?

Le Guggenheim a eu une incroyable influence sur moi. Visionnaire, Frank Lloyd Wright a créé un chemin qui connecte l’extérieur au musée, et définit sa circulation. Le cheminement, sur une spirale à la verticale, permet réellement de voir les œuvres, de les contempler en trois dimensions et de les redécouvrir d’une manière différente. Avec lui, le musée devient ininterrompu, s’affirme comme le point de départ d’une balade. Le Guggenheim échappait, enfin, à cet enchaînement de pièces rectangulaires sans perspective ni profondeur qui compose les palais. Il expérimentait avec la lumière et le mouvement, pouvait enfin accueillir le plus grand nombre. Le montage des expositions peut s’y faire à la vue de tous ; le musée prend vie, comme un corps en mouvement. Dans une même lignée, le Centre Heydar-Aliyev [Bakou, 2007-2012] s’affranchit des murs droits. Nous avons effacé le maximum de repères visuels ; on y flotte dans un univers blanc optique.

 

En réseau, transportables, temporaires, verticaux… les musées que vous avez conçus sont extrêmement différents les uns des autres. Cherchez-vous délibérément à vous affranchir de toute typologie muséale ?

Aborder le musée comme un objet ne me semble pas être la bonne perspective. Ici, au contraire, il faut s’éloigner de l’objet pour entrer dans le champ. Le musée est un champ d’exploration ; il doit délimiter un paysage. Il faut transgresser les catégories. Le MAXXI [Rome, 1998-2009] est constitué de couches et de lignes convergentes. C’est un musée “ouvert” qui joue sur l’idée de réseau, de connexion-déconnexion. Il multiplie les voies, les parcours pour le visiteur. Il faut se défier de l’obsession de la typologie. Les modernistes l’ont mise à mal, et puis les architectes ont recréé une nouvelle forme de typologie. À l’Architectural Association School, on nous obligeait à questionner les catégories, à inaugurer de nouvelles voies : et si l’architecture n’avait ni avant ni arrière ? Aucune porte, pièce ou cérémonial ? C’est à ce moment précis que la liberté d’inventer un espace se profile. 

 

Bien avant l’avènement du Guggenheim de Bilbao, vous avez été marquée par une réalisation fantastique…

Je me souviens encore du sentiment que j’ai éprouvé quand j’ai découvert le Reichstag, à Berlin, emballé par Christo : des milliers de personnes chantaient et dansaient ; elles arrivaient en masse pour voir le bâtiment en train d’être recouvert et ficelé. Elles s’attroupaient parce que c’était une idée étrange. Ce jour-là, il m’est apparu clairement que le monde était captivé par des projets fantastiques. Cette installation était un événement unique, et critique d’un point de vue historique : la foule n’était pas juste attirée par l’idée d’envelopper un objet mais s’intéressait au processus créatif. Les spectateurs restaient médusés par la capacité de Christo à créer quelque chose de complètement nouveau à partir d’un édifice familier. Je crois qu’avant ce jour, peu d’entre eux pensaient réellement qu’il était possible de créer des choses fantastiques.

 

Relier le musée au tissu urbain fut un de vos premiers credo.

À Cincinnati [The Rosenthal Center, 2003], j’étais obsédée par l’idée d’agrégation, d’essaims. Par opposition, je voulais que le sol soit transparent pour signifier que le musée est un bâtiment public : je souhaitais que le tissu urbain y pénètre librement, que la circulation des hommes et des idées s’y fasse sans obstacle. Sa base transparente créait un contraste avec cet amas de volumes en béton construits en hauteur. À première vue, le bâtiment défie les lois de la gravité car les volumes forts sont posés sur un socle en verre qui semble friable – pour ce projet, les contraintes spatiales étaient réelles et le musée devait être intégré verticalement. Pour le visiteur, le chemin transparent se poursuit justement à la verticale car dans les étages le bâtiment s’ouvre sur la ville, reconnecte avec l’urbain. La ville est invitée à l’intérieur du musée ; elle devient un protagoniste.

 

Des lignes angulaires du Rosenthal Center aux formes fluides du pavillon d’exposition pour Chanel ou du Centre Heydar-Aliyev à Bakou, sur une décennie, qu’est-ce qui a conduit l’évolution de votre architecture ?

Mes dessins et mes sources d’inspiration ont évolué au fil des ans. J’ai commencé avec les paysages et la topographie, qui m’ont beaucoup influencée, pour l’extension du musée d’Ordrupgaard [Copenhague, 2001-2005] par exemple. Puis ce furent les rivières et les éléments liquides qui m’inspirèrent, et prirent ensuite la forme de déserts et de dunes, comme dans le Centre Heydar-Aliyev ou l’extension-rénovation de la Serpentine Sabkler Gallery [Londres, 2009-2013]. À présent, les arrangements floraux et les espèces sous-marines me passionnent ; leurs formes sont plus organiques, douces. Mais tout cela n’aurait pas eu lieu sans le développement des technologies et des logiciels ;
l’informatique a tellement évolué ces dix dernières années qu’elle nous permet sans cesse d’explorer.

 

Le musée devient de moins en moins élitiste…

Certains affirment que les musées sont devenus des centres commerciaux. Je pense qu’il est positif qu’ils attirent le plus grand nombre de gens. Aujourd’hui, l’interaction entre la culture et la vie publique est fondamentale. Ce qui différencie les xxe et xxie siècles des précédents, c’est que l’art ne s’adresse plus aux seuls mécènes. L’art est accessible à tous, et avec lui, le musée s’enrichit.