Numéro art : Vous venez de livrer le nouveau musée Yves Saint Laurent à Marrakech, ville où vous êtes implantés depuis une quinzaine d’années. Comment dessine-t-on un musée consacré à un couturier ?
Studio KO : Nous l’avons imaginé comme l’interprétation d’un vêtement. À l’instar d’une doublure, l’extérieur et l’intérieur diffèrent. Le premier est ocre, tandis que le second, hormis les deux salles d’exposition habillées de noir, est blanc. L’extérieur, constitué de briques brutes, est complètement opaque. L’intérieur attire la lumière grâce à deux patios, l’un serti de vitraux, l’autre de briques vernissées.
Existe-t-il des connections entre la mode et l’architecture ?
Aujourd’hui, il y a comme une mode, celle de s’offrir un musée comme on s’offre un sac à main. La bourgeoise s’offre un sac à main d’une grande marque, et le propriétaire d’une grande marque, un “sac à main” de grand architecte, en l’occurrence un musée. Pour le musée Yves Saint Laurent, Pierre Bergé a été très clair : il voulait tout sauf un geste architectural.
“Au Maroc, j'ai compris que mon propre chromatisme était celui des zelliges, des zouacs, des djellabas et des caftans. Les audaces qui sont depuis les miennes, je les dois à ce pays, à la violence des accords, à l'insolence des mélanges, à l'ardeur des inventions.” – Yves Saint Laurent, 1983
Vous usez, pour la première fois, d’une esthétique avec laquelle vous étiez, jusqu’alors, peu familiers : la courbe. Pourquoi ?
Effectivement, nous n’utilisions pas la courbe car nous n’étions pas à l’aise avec. Pour un vêtement, en revanche, la courbe est obligatoire, parce qu’elle exprime la souplesse. D’où son utilisation, aujourd’hui, pour générer plusieurs volumes du musée. Ainsi, à l’extérieur, le granito remonte-t-il du sol sur les murs grâce à une jonction arrondie, à l’image du pli d’une cape traînant sur le sol. Pour formaliser l’édifice, nous nous sommes d’ailleurs inspirés d’un patron que nous avons découvert dans les archives de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent : c’est un dessin tracé à la craie par Saint Laurent, celui d’une emmanchure, autrement dit la jonction épaule-manche. Ce croquis, splendide, a agi sur nous comme un coup de tonnerre. Posé à plat, il était comme un livre ouvert, presque un dessin d’architecture. Il montrait de manière simple comment relier une courbe, voire une multitude de courbes – l’épaule – à une droite – la manche.
Le travail sur les motifs des parois en briques ne s’inspire-t-il pas des textures de vêtements ?
Si, nous avons travaillé les assemblages de briques telle une trame de tissu. Chaque volume arbore d’ailleurs des motifs différents. Par endroits, comme devant la salle du conseil d’administration, ces parois de briques ajourées se font même claustras, filtrant la lumière tels des moucharabiehs.
“Pierre Bergé a été très clair : il voulait tout sauf un geste architectural.” – Studio KO
Êtes-vous influencés par le travail d’un ou plusieurs architectes ?
Deux architectes comptent plus particulièrement pour nous : les Suisses Peter Zumthor et Valerio Olgiati. Tous deux s’inscrivent dans un mouvement contextualiste. Peter Zumthor écrit merveilleusement bien. Nous avons eu la chance d’aller dans ses thermes à Vals, en Suisse. Une expérience époustouflante. De Valerio Olgiati, nous aimons la dextérité et l’intelligence des formes. Il a conçu une maison pour un musicien à Scharans, en Suisse, qui reprend au centimètre près le gabarit de l’ancienne ferme qui occupait la parcelle. Sauf que, pour des raisons de budget, une partie seulement dudit volume sert d’habitation, le reste constituant un vaste patio invisible de l’extérieur. Il y a, dans ce projet, une grande intelligence. Jean Nouvel, aussi, nous a beaucoup influencés, en particulier avec sonManifeste de Louisiana, écrit en 2005. Nouvel y livre sa conception de l’architecture, dont cette notion essentielle : “Chaque nouvelle situation requiert une architecture nouvelle.” Tout est dit. Ce fut un texte fondateur, mieux : un électrochoc, qui continue d’irriguer notre pratique.
Le contexte semble donc être le fer de lance de votre pratique...
Le contexte est primordial : il est la certitude de réaliser une construction unique. Chaque bâtiment doit être autre et ne peut être dupliqué ailleurs. Chaque site possède son climat, ses couleurs, sa topographie, voire son archéologie. Nous nous posons toujours la question de l’inscription dans le paysage. À Marrakech, la terre est présente en force. D’où notre choix, pour le musée Yves Saint Laurent, de la brique, un matériau local symbole de la couleur ocre de la ville.
Les artistes vous inspirent-ils ?
Pour se nourrir, il est impératif d’explorer des disciplines autres que l’architecture, à commencer par l’art. L’art peut vous transformer. Nous aimons les œuvres de James Turrell, par exemple. Son travail sur la lumière et ses effets d’optique a un impact direct sur le nôtre. Pour poursuivre dans un registre marocain, les photographies et les films d’Yto Barrada sur l’urbanisme de Tanger nous interpellent beaucoup. On apprécie aussi énormément le travail d’Axel Vervoordt au Palazzo Fortuny, à Venise. Il y a toujours une dichotomie entre architecture et décoration, des grands écarts parfois difficiles à combler. Peu de gens sont capables, comme lui, de combiner des éléments contradictoires, et c’est rassurant. Il a l’art de mixer les disciplines, les époques, les civilisations, il se permet des mélanges tellement osés... Cela nous a appris une forme de liberté.
Avez-vous des matériaux fétiches ? Si oui, lesquels ?
Nous utilisons plutôt des matériaux traditionnels, tels que le marbre, l’acier, le béton, le bois ou la pierre. Nous ne sommes pas des défricheurs ou des expérimentateurs. Je me méfie de ceux qui disent prévoir le futur. Beaucoup se sont trompés, à l’instar du designer italien Joe Colombo et ses pièces réputées “futuristes”. D’ailleurs, personne n’a vu venir la vague du vintage, sur laquelle tout le monde surfe aujourd’hui et pour longtemps encore, comme un besoin de se rassurer avec des styles connus. Le passé reste une formidable source d’inspiration. Prenez Yves Saint Laurent : il détestait voyager, mais se nourrissait abondamment des livres qu’il lisait. Or, personne ne peut affirmer que sa production n’était pas moderne. Regardez le plissé d’une robe de vestale : quelle modernité !
Une architecture peut-elle créer de l’émotion ?
Normalement, c’est le but. Malheureusement, il n’existe pas de recette. Cela résulte souvent d’une subtile équation entre les volumes et la lumière. Très récemment, nous avons passé deux semaines au Japon. Sur l’île de Naoshima, nous avons visité le Chichu Art Museum, un bâtiment quasiment enterré signé Tadao Ando. Une salle y est consacrée à l’œuvre Time/ Timeless/No Time de l’artiste Walter De Maria. Difficile de ne pas ressentir une émotion devant cette pièce constituée notamment d’une énorme sphère en granit, dont on craint qu’elle ne nous écrase. Le volume de la salle en béton brut et le travail avec la lumière zénithale y sont pour beaucoup. On a l’impression d’être dans une cathédrale.
Quelle est votre dernière grande émotion architecturale ?
Lors de ce même séjour au Japon, nous avons visité, sur l’île de Teshima cette fois, le Teshima Art Museum construit par Ryue Nishizawa. Il contient une œuvre unique : Matrix [Matrice], de la Japonaise Rei Naito. Ce fut un choc. L’artiste a travaillé en parfaite symbiose avec l’architecte. D’un côté, à travers deux ouvertures dans la toiture, on admire les nuages ; de l’autre, à même le sol du musée, on scrute les minuscules gouttes d’eau de l’installation de Naito, qui surgissent de manière aléatoire. En un coup d’œil, on passe de l’infiniment grand à l’infiniment petit. L’effet est sublime.
Interview réalisée en 2017 à retrouver dans le premier numéro de Numéro art.