“Il m’a appris à être fort.” Les mot sont chuchotés dans un restaurant près de la gare d’Osaka... la réponse qui vient spontanément aux deux jeunes recrues, attablées à côté de l’historique bras droit de Tadao Ando, qu’on s’était empressé d’interroger : “Mais que vous a appris Tadao Ando ?” “Être fort”, l’architecte japonais aurait pu l’inscrire sur le fronton de son studio, à quelques mètres de là. Rescapé de maladies graves – avec quelques organes en moins –, le Japonais de 77 ans continue en effet à gérer de main de maître sa petite équipe d’une vingtaine de personnes. À eux seuls, ils auront réalisé plus de 250 projets et rivalisé avec le studio de Zaha Hadid (des centaines de collaborateurs) ou de Norman Foster (plus d’un millier).
Quelques mois plus tôt, Frédéric Migayrou, le directeur adjoint du musée national d’Art moderne français, accompagné de la commissaire Yuki Yoshikawa, s’envolait pour Osaka. À l’ordre du jour : la grande rétrospective Tadao Ando qui ouvrira ses portes au Centre Pompidou le 10 octobre. L’architecte les reçoit à son bureau. Le meuble imposant est stratégiquement placé au cœur de la bâtisse construite par Ando lui-même, au centre d’un puits de lumière d’où partent les escaliers menant aux différents niveaux. De là, il entend tout. La discussion suit son cours. Ando réalise quelques gribouillis, comme par réflexe ou par ennui, en écoutant ses invités. L’architecte s’interrompt, convoque un collaborateur et lui tend le papier. Il ne faudra pas plus de dix minutes à ce dernier pour revenir avec la maquette de l’exposition. “En moins d’une heure de discussion, Tadao Ando avait tout pensé. Et l’exposition est telle qu’il l’avait imaginée”, confirme Frédéric Migayrou. “Quand il a été question du transport des maquettes à Paris, il a tout simplement décroché son téléphone pour appeler en direct le P-DG de Japan Airlines. C’était réglé dans la seconde.”
“Derrière le boxeur autodidacte se cache un grand intellectuel, l’un des esprits les plus brillants de notre époque”, explique Frédéric Migayrou.
La pensée de Tadao Ando est aussi fulgurante que l’homme peut être fuyant. Pour éviter de gloser sur l’architecture, en particulier la sienne, le Japonais se réfugie volontiers dans l’humour. Ou se fait passer pour une tête brûlée. Dans un récent reportage que lui consacrait le réseau japonais de télévision NHK, Ando se mettait ainsi en scène en ancien boxeur prêt à en découdre. En introduction au reportage : footing et coups de poing lancés dans le vide. C’est que Tadao Ando tient à son image de combattant autodidacte, un mythe minutieusement entretenu de sa première réalisation post-68 jusqu’à l’explosion de sa célébrité dans les années 80. On connaît l’histoire. Ando aurait découvert l’architecture par accident, fasciné par le bel assemblage des matériaux de la scierie proche la maison de sa grand-mère. Vient ensuite l’abandon de sa carrière de boxeur professionnel. Puis ce grand voyage à bord du Transsibérien pour aller rencontrer son idole, Le Corbusier. Mais l’architecte français meurt seulement quelques jours avant son arrivée... Ando décide d’accomplir son “Grand Tour” en Europe. Et le voilà architecte, sans formation. On est en 1968-1969, la révolte gronde au Japon, bien plus qu’en France. L’armée intervient. Et Tadao Ando construit aussitôt sa première maison : la Guerilla House, à Osaka. Le ton est donné. L’architecte impose sa grammaire : le béton lisse, les formes géométriques, le mur et le pilier comme tout décor.
“L’architecture n’est pas dans l’objet lui-même, c’est un dispositif, commente Frédéric Migayrou, elle réside dans notre capacité à attendre qu’elle se révèle.”
Les mythes ne sont pas toujours faux mais recouvrent, comme c’est le cas chez Ando, une réalité plus complexe. “Derrière le boxeur autodidacte se cache un grand intellectuel, l’un des esprits les plus brillants de notre époque”, explique Frédéric Migayrou. Le commissaire s’évertue à en révéler toutes les complexités au sein l’exposition du Centre Pompidou. Gutai et Mono-ha, les deux grands mouvements artistiques de l’après-guerre, forment le socle de la pensée d’Ando. Le premier prône un retour au corps. Le second est influencé par la phénoménologie allemande de Heidegger et de Husserl. Tadao Ando veut incarner dans l’architecture ces mouvements artistiques d’avant-garde. Ses musées sont comme des temples. Ses architectures comme des œuvres d’art.” Discret sur le sujet, Ando sait choisir ses sorties, comme ce jour où l’autodidacte se permet de remettre en cause assez sèchement le grand théoricien de l’architecture Peter Eisenman, en pleine conférence, à Yale.
Photo par Tadao Ando
Photo par Tadao Ando
À Osaka, on tentera en vain de parler théorie et architecture. Le Japonais nous raccompagnera poliment à la porte et nous commandera un taxi. Direction son musée-mémorial érigé en hommage à l’écrivain Shiba Ryotaro. “Faites votre expérience”, nous glisse-t-il. L’architecture se vit, elle ne s’explique pas. C’est sa phénoménologie : l’architecture comme expérience du corps et de l’esprit. Plus de quarante minutes plus tard, il faudra encore traverser un jardin luxuriant, puis une longue allée bétonnée pour enfin aboutir à une bibliothèque impressionnante. “L’architecture n’est pas dans l’objet lui-même, c’est un dispositif, commente Frédéric Migayrou, elle réside dans notre capacité à attendre qu’elle se révèle.” Ando multiplie les espaces interstitiels, les couloirs qui laissent le temps à la révélation de se faire. Le chef-d’œuvre d’Ando, à cet égard, est sans conteste l’île de Naoshima.
Depuis Kyoto, il faudra prendre deux trains et un ferry pour atteindre cette île entièrement consacrée à l’art contemporain... et à Tadao Ando qui y a bâti trois musées pour la famille de mécènes Fukutake. Son chef-d’œuvre, le Chichu Art Museum, accueille rien de moins que les Nymphéas de Claude Monet, un Skyspace de James Turrell et une installation pharaonique de Walter De Maria. Enfonçant ses méandres dans la terre, le lieu se fait chemin initiatique, rythmé d’ouvertures sur le ciel ou sur la mer.
Comme toujours chez Ando, l’architecture géométrique découpe dans les éléments – l’eau, la terre, la lumière – des tableaux naturels. Chaque œuvre ne se dévoile qu’au prix d’un rituel précis : attendre, enlever ses chaussures, s’avancer lentement dans la salle en silence.
Comme toujours chez Ando, l’architecture géométrique découpe dans les éléments – l’eau, la terre, la lumière – des tableaux naturels. Chaque œuvre ne se dévoile qu’au prix d’un rituel précis : attendre, enlever ses chaussures, s’avancer lentement dans la salle en silence. Elles forment autant de résidences pour l’esprit. On ne s’étonnera pas que le second musée soit consacré à son grand ami Lee Ufan... chef de file du mouvement Mono-ha. On mesure ici l’ampleur de la maîtrise de la lumière par Tadao Ando, qui dessine autant l’architecture par ses jeux d’ombres que par les murs qu’il dresse. Les photographies noir et blanc qu’il réalise de ses architectures – dignes des clichés de Lucien Hervé – en sont le plus beau témoignage. Son autre chef-d’œuvre, l’Église de la lumière à Ibaraki, tient du même principe. Dans le béton de la chapelle, Ando a creusé une simple croix, sur toute la hauteur d’un mur. Seule fenêtre sur l’extérieur, l’ouverture laisse entrer une lumière évoluant tout au long de la journée. Un véritable traité de phénoménologie. “Par définition, chaque expérience de l’Église de la lumière est unique, note Frédéric Migayrou. Et, bien plus que l’objet, c’est la somme de ces expériences qui forme l’architecture.”
Son motto : “Il faut construire des murs contre les murs.” Contre les murs absurdes de la ville, la multiplication des signes bavards, il est urgent de construire des murs qui réinventent l’idée d’intériorité et d’individualité.
Le programme de Tadao Ando est loin de se réduire à la pure spiritualité. Pour comprendre son grand “défi” – titre évocateur de son exposition au Centre Pompidou –, il faut revenir à la création de son agence en 1969. Face aux grandes architectures, Ando s’intéresse à la maison, à l’habité. C’est le retour à l’échelle humaine. Sa Guerilla House se veut alors un manifeste de résistance à la ville et à l’américanisation – le Japon a subi pendant des décennies la domination des États-Unis. Son motto : “Il faut construire des murs contre les murs.” Contre les murs absurdes de la ville, la multiplication des signes bavards, il est urgent de construire des murs qui réinventent l’idée d’intériorité et d’individualité. “Pour Ando, le modernisme a été dévoyé par le commerce et le capitalisme. Il faut retourner à ses sources, c’est-à-dire replacer l’homme en son centre”, souligne Frédéric Migayrou. Le Japonais passe alors de l’habité aux projets commerciaux. Et agit en guérillero qui veut faire triompher ses idées dans la ville. Passant de la maison aux ensembles marchands, puis des musées à des territoires de plus en plus vastes, il réalise des projets écologiques grandioses – des espaces collectifs qui vont renouer le lien avec la nature, comme ce babylonien Jardin des cent paliers qui s’étend à flanc de montagne sur plus de trois kilomètres. Tadao Ando s’est également engagé dans la rénovation du site de Fukushima, en proposant bénévolement un projet de rizière en étages capable de résister à un prochain tsunami. Mais les autorités lui préféreront un mur. Le commentaire de l’architecte, une fois de plus, sera laconique : “Ce sont vraiment des cons.”
Exposition Tadao Ando – Le Défi, du 10 octobre au 31 décembre, au Centre Pompidou, Paris IVe.