Auteur du nouveau musée du Design de Dundee (V&A Dundee), en Écosse, l’architecte japonais Kengo Kuma, 64 ans, travaille actuellement sur nombre de projets en France, dont le réaménagement du musée
et des jardins Albert-Kahn, à Boulogne-Billancourt, dont l’ouverture est programmée pour 2019. Rencontre.
NUMÉRO : Vous avez livré, en septembre, le nouveau musée du Design de Dundee, en Écosse. Quelle a été votre inspiration pour ce bâtiment ?
KENGO KUMA : Ce sont les hautes falaises de la côte écossaise qui m’ont inspiré cette architecture. Nous avons utilisé des plaques de béton préfabriqué pour imiter une texture naturelle rappelant les strates rocheuses. L’édifice ressemble à une falaise artificielle plantée au bord du fleuve Tay. Certains y voient une forme de navire, mais là n’était pas notre intention. Le musée, a fortiori la nuit grâce à une installation lumineuse, est un signal, une porte d’entrée de la ville.
Est-il possible d’exporter l’esthétique japonaise hors de l’archipel ?
À l’étranger, ce que l’on importe n’est pas une esthétique ou un style, mais l’idée d’harmonie. Au Japon, c’est une tradition. Il y a toujours eu une recherche d’harmonie entre l’architecture et l’environnement, d’un équilibre entre le corps humain et les dimensions des éléments qui l’entourent. Cela est complètement différent dans la tradition chinoise où la monumentalité est importante. Au Japon, on préfère l’harmonie, et ce, dans les moindres détails. L’architecture doit être pensée à l’échelle du corps humain. Le “hors d’échelle” est à exclure. L’harmonie est un besoin universel et la “méthode” japonaise peut, dans ce cas, être reproductible.
Votre architecture se dévoile rarement frontalement, davantage par un angle ou par surprise, comme les jardins japonais...
C’est une façon de faire très japonaise. À la différence, une fois encore, de la méthode chinoise qui consiste à rechercher un axe qui mène droit au but, avec une symétrie parfaite de part et d’autre, les jardiniers et les charpentiers nippons, eux, ont favorisé les mouvements en zigzag, une approche lente et graduelle. C’est une manière très sophistiquée d’atteindre un objectif. Grâce à cette méthode, on peut, y compris dans un espace très limité, créer une expérience très riche, avec des vues et des profondeurs qui évoluent sans cesse. Au Japon, l’espace est très restreint, or, par ce biais, on peut générer une richesse. Cette méthode peut, elle aussi, être adaptée en Occident.
Vous abhorrez les murs épais et préférez les shoji, ces cloisons légères japonaises... Pourquoi ?
Les murs épais ne sont pas confortables pour l’être humain. Ils peuvent même se transformer en prison. Au lieu d’une geôle, je propose des frontières plus douces, des cloisons plus légères, comme des filtres, qui évitent l’image d’une enceinte close dans laquelle on se sent enfermé. La vie urbaine est devenue plus difficile et les gens veulent une sécurité plus importante. Ces parois légères permettent à la fois de filtrer la vue et d’être protégé. C’est un moyen pour construire la ville d’aujourd’hui.
Ne jamais scinder un espace par un mur épais... la fluidité est-elle une notion japonaise ?
Effectivement, la continuité des espaces est essentielle au Japon, à la fois pour la maison et pour le jardin. Faire entrer la nature à l’intérieur est souvent un objectif. D’ailleurs, intérieur et extérieur ne sont pas pensés comme étant contradictoires, mais, au contraire, comme ne faisant qu’un.
Tous les architectes japonais évoquent le livre Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki. Est-ce aussi une bible pour vous ?
Tanizaki était un visionnaire. J’ai mis du temps à comprendre la profondeur de ses écrits. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils sont à la fois très philosophiques et très pratiques. Junichiro Tanizaki montre, par exemple, comment grâce à la réflexion du sol il est possible, même dans la partie située au plus profond d’un espace, de capter la lumière naturelle, et la méthode est encore d’actualité. On y parle de la lumière naturelle, certes, mais l’ombre y est également importante. L’une ne va pas sans l’autre. J’aime beaucoup l’ombre. Dans la forêt, la lumière nous expose, l’ombre nous protège. Elle apporte aussi calme et sérénité.
“Le bois est un matériau magique qui peut modifier entièrement l’atmosphère d’un lieu. Utiliser du bois, c’est comme inviter un vieil ami à la maison. Le stade olympique de Tokyo, actuellement en construction, est entièrement habillé de cèdre japonais, ce qui génère une douce atmosphère.”
Tous les architectes japonais évoquent le livre Éloge de l’ombre de Junichiro Tanizaki. Est-ce aussi une bible pour vous ?
Tanizaki était un visionnaire. J’ai mis du temps à comprendre la profondeur de ses écrits. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils sont à la fois très philosophiques et très pratiques. Junichiro Tanizaki montre, par exemple, comment grâce à la réflexion du sol il est possible, même dans la partie située au plus profond d’un espace, de capter la lumière naturelle, et la méthode est encore d’actualité. On y parle de la lumière naturelle, certes, mais l’ombre y est également importante. L’une ne va pas sans l’autre. J’aime beaucoup l’ombre. Dans la forêt, la lumière nous expose, l’ombre nous protège. Elle apporte aussi calme et sérénité.
Vous appréciez les matériaux naturels, notamment le bois. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Le bois est un matériau magique qui peut modifier entièrement l’atmosphère d’un lieu. Sans doute cela a-t-il à voir avec la solide amitié qui lie l’homme à l’arbre. Nous venons de la forêt et l’arbre est notre plus vieil ami. Utiliser du bois, c’est comme inviter un vieil ami à la maison, l’espace s’en retrouve apaisé et apaisant.
Pour le nouveau stade des JO de Tokyo en 2020, actuellement en construction, vous utilisez d’ailleurs le bois...
Effectivement. Au xxe siècle, les gens pensaient que le bois était réservé aux petits édifices. Or, grâce aux nouvelles technologies, on peut désormais construire de grands bâtiments. Le stade olympique est entièrement habillé de cèdre japonais, ce qui génère une douce atmosphère. Quoique d’une capacité énorme – 80 000 places –, chaque élément qui compose cette structure est d’une échelle restreinte. Le bois apporte une “domesticité”, voire une intimité.
“Il y a de grandes accointances entre la musique et l’architecture, à commencer par la notion de rythme. En musique, on parle aussi de ‘bonnes vibrations’. Il en va de même avec un bâtiment. L’architecture ne doit pas être qu’une question d’esthétique, il faut qu’elle génère une vibration.”
Les matériaux naturels se combinent souvent avec la haute technologie...
Certes, nous utilisons des matériaux naturels, mais de manière tout sauf nostalgique. Notre but est d’aller vers davantage de légèreté et de transparence. Si le bois reste un matériau ancien, il permet, grâce à la technologie contemporaine, d’aboutir à des solutions architecturales très futuristes. C’est le cas de la Coeda House, à Shizuoka (Japon), livrée l’an passé, faite de cèdre renforcé par des tiges en fibre de carbone d’une résistance en tension sept fois supérieure à celle du métal.
Habitez-vous dans une maison que vous avez dessinée ?
Ma femme est également architecte, qui plus est une spécialiste de la maison particulière. Donc, pour éviter toute réclamation, je lui ai laissé carte blanche.
Dans quelle pièce vous sentez-vous le mieux ?
Je n’aime pas être enfermé dans une boîte. J’aime beaucoup être dehors. L’endroit que je préfère est la grande terrasse sur le toit, depuis laquelle j’entends les cris des enfants des écoles alentour.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez ressenti l’espace qui vous entourait ?
J’ai un souvenir particulier. Lorsque j’étais enfant, j’habitais une maison traditionnelle japonaise et je jouais du matin au soir avec mes cubes en bois, assis sur des tatamis. Ces derniers avaient une odeur spéciale. Depuis, à chaque fois que je la sens à nouveau, elle me rappelle l’atmosphère de cette vieille maison.
L’architecture est-elle une contrainte ou une liberté ?
Ce n’est pas une contrainte, mais ce n’est pas la liberté non plus. L’architecture est une conversation. On est tout le temps en train de parler avec des gens pour trouver des solutions : les constructeurs, les clients, les ouvriers...
Les artistes vous inspirent-ils ?
Plus que l’art contemporain, j’ai une réelle inclination pour la musique. Elle m’inspire davantage. D’ailleurs, il y a de grandes accointances entre la musique et l’architecture, à commencer par la notion de rythme. Mon vieil ami Ryuichi Sakamoto a l’habitude, pour créer un nouveau morceau, d’aller enregistrer des sons dans la nature. Moi aussi, je m’inspire beaucoup de la nature pour imaginer mes bâtiments. Je considère que nos recherches sont similaires. En musique, on parle, en outre, de “bonnes vibrations”. Je pense qu’il en va de même avec un bâtiment. L’architecture ne doit pas être qu’une question d’esthétique. Il faut qu’elle génère une vibration.
Est-ce là le secret de l’émotion ?
Sans doute. Sans cette vibration, l’architecture n’est qu’un moment figé. L’architecture ne doit pas être spectaculaire, ni en termes d’esthétique, ni en termes d’atmosphère. Il faut que les gens puissent y trouver confort et quiétude.