En janvier 2020, Anne Imhof était de passage à Paris. Déjà, l'artiste avait été annoncée pour la prochaine carte blanche du Palais de Tokyo, l’actuelle “Natures Mortes”, avec laquelle elle se préparait à investir l’intégralité des espaces. En repérage au centre de création parisien, elle s’avançait auréolée de la consécration institutionnelle. Mais, chose rare pour une artiste, c’était avant tout comme une partie prenante de la trame visuelle et sonore de l’époque – celle de ces années 2010 finissantes – qu’elle aura contribué à la doter de sa texture affective : par la documentation 2.0 de ces performances circulant sur Instagram, par leurs bandes-son chargées d’une énergie abrasive et primale, désormais accessibles sous forme d’album via le label PAN.
Anne Imhof était partout, mais l’était à la manière d’une rumeur insaisissable, d’une onde souterraine arrimée à quelques infimes pixels. On en captait les indices de surface, ce sportswear âpre que d’autres auraient qualifié de health goth, en vérité simplement l’attirail quotidien de la génération de créatifs partageant son temps entre clubs et laptops. On en ressentait l’énergie ambiguë, ces basses sévères entrecoupées d’envolées élégiaques traduisant quelque chose d’une recherche de liberté malgré tout arrachée au post-capitalisme globalisé contraignant les corps désirants tout autant que l’attention parcellaire. Mais en vérité, Anne Imhof s’avançait encore par le manque et la déception : on pressentait la tension vibratoire, on devinait l’acmé extatique, mais tout cela se dérobait.
En janvier 2020 donc, Anne Imhof était à Paris. Elle n’y montrait pas de performance, ni même d’exposition. Invitée aux Beaux-Arts, malgré sa réticence à apparaître en public, elle intervenait dans un workshop destiné aux étudiants pour témoigner de sa propre expérience d’étudiante. Elle-même, insistait-elle, avait toujours voulu faire de l’art, tout en ne s’étant jamais vraiment sentie légitime. Née en 1978 à Giessen au sein une famille catholique, elle avait passé sa jeunesse à Francfort, à 70 km de là. Ses études, elle les avait d’abord initiées en communication visuelle, à l’école d’arts appliqués d’Offenbach, près de Francfort, au début des années 2000. Quelques présentations locales suivirent, quelques rencontres marquantes également, à l’instar d’une première collaboration avec Nadine Fraczkowski qui, à ce jour, réalise encore les photos de ses portraits, performances et expositions. Puis c’est un club qui lui servira de première base élective : le Robert Johnson, à Francfort toujours, épicentre de la scène techno de l’époque – dont Berlin n’eut pas la prérogative.
Ce creuset, elle en sera partie intégrante. Elle officiera d’abord comme physio à la porte. Puis elle passera derrière les platines. Intimidée, elle s’entoure alors de ses amis et leur demande de venir devant le DJ booth. Les performances, d’une certaine manière, commencent ainsi. À 28 ans, elle envoie sa candidature à la Städelschule de Francfort, l’une des plus prestigieuses écoles d’art du monde, mais, pour elle, plus simplement l’école d’art locale. Elle intègre la classe de Willem De Rooij, assiste aux séminaires sur la peinture d’Isabelle Graw, écrit son mémoire sous la direction de Judith Hopf, tout en disant n’y avoir été que peu présente : l’art, ou du moins son cœur institutionnel, ses codes et ses murs consacrés, l’intimidait, elle qui s’était faite spontanément, en marge et par le collectif.
Ses débuts pourtant s’enclenchent rapidement. En 2012, elle obtient son diplôme, et l’année suivante, elle réalise sa première exposition au centre d’art Portikus : déjà, avec Parade, ce sont des performances. Au nombre de trois, School of Seven Bells, Ähjeii et Aqua Leo prennent place dans une scénographie de projections vidéo et de dessins. La première repose sur une chorégraphie élaborée, la deuxième est un reenactment en vidéo et bande-son en live d’une pièce de son diplôme, la troisième transpose les rituels secrets des videurs du Robert Johnson. Ses thématiques sont en place, ses modes opératoires aussi.
La presse commence à s’intéresser à elle, et les premières photos de son travail se mettent à circuler, notamment celle d’un groupe de jeunes femmes – et d’un âne – dressées frontalement face au regardeur. Le visuel, tiré de la pièce Aqua Leo (2013) ornera par la suite l’ouvrage de référence Performance in Contemporary Art, publié en 2018 par Catherine Wood. Dès ces prémices, l’histoire du contemporain est en train de s’écrire. Mais ce serait anticiper, et brûler les étapes. Entre- temps, Anne Imhof opère encore dans un relatif anonymat hors des frontières de son pays natal. En 2014, elle réalise une première perfor- mance en France au Carré d’art de Nîmes, Rage III, Sotsb, Foster-Variation, qui passera relativement inaperçue. En 2015, elle présente DEAL, au MoMA PS1 à New York, dans le cadre des Sunday Sessions, puis au Palais de Tokyo lors du festival Do Disturb. La même année, elle remporte le prix de la Nationalgalerie, qui la mènera alors à réaliser un solo au musée d’art contemporain de Berlin, le Hamburger Bahnhof.
Ce sera Angst, soit “angoisse” en allemand, prolongeant l’affection de l’artiste pour des titres courts et coups-de-poing. Le titre désigne une trilogie de performances entreprise à la Kunsthalle de Bâle et prolongée lors de la Biennale de Montréal. À Berlin, Angst II, montré en septembre 2016 durant dix soirées, de 20 heures à minuit, anticipe l’engouement de Venise. Une foule dense s’y presse, massée dans la halle. Dans la nuit et le brouillard, sur une bande-son stridente, un opéra postindustriel laisse les nerfs à vif. On n’y voit rien, ou presque. Les drones planent bas, les faucons leur disputent l’espace aérien, et les performeurs, ceux que l’on commence à identifier comme la garde rapprochée de l’artiste – dont sa compagne et muse, la musicienne et peintre Eliza Douglas, le musicien Billy Bultheel et la théoricienne Franziska Aigner – évoluent, comme imperméables aux regards. Ils sont possédés, habités, magnétisés. Téléguidés, même, selon une logique qui, à nous, corps extérieurs médusés, nous échappe tout en nous retenant captivés. Ou plutôt captifs. Soumis. Pieds et poings liés.
À Berlin comme à Venise, l’expérience n’a rien d’agréable. Ce n’est pas qu’elle soit désagréable, mais plutôt que tous les réflexes ordinaires, et diurnes, sont grippés. Il n’y a pas de distance possible. Si la foule tente frénétiquement de tout photographier, de tout filmer, de tout capter, c’est aussi pour mettre une certaine distance entre soi et l’événement, pour se protéger derrière un écran, pour cadrer le mouvant proliférant et figer l’événement qui submerge chacun et réveille des affects enfouis, hors de toute maîtrise policée. À Venise, au pavillon allemand, de l’intérieur de l’événement mondialisé et mondain, le plus codifié des rituels du monde de l’art, chacun se retrouve désaxé. Rush d’adrénaline et montées extatiques. Par la suite, Anne Imhof continuera les performances, bien que distillées au compte-gouttes. Il y aura le cycle Sex, à la Tate Modern à Londres et à l’Art Institute de Chicago en 2019, puis au Castello di Rivoli à Turin cet été.
On en vient alors à “Natures Mortes”. Pour sa carte blanche cocuratée par la directrice du Palais de Tokyo Emma Lavigne et Vittoria Matarrese, l’artiste a d’emblée conçu son intervention sans performance. À rebours de ce qui la précède, ces signes qui nous sont connus, les corps, les codes vestimentaires et les marqueurs d’époques en général, ont été retirés. Tout comme l’artiste est venue escamoter, à l’échelle des quelque 15 000 m2 du musée, les architectures temporaires pour laisser brute la structure de béton. On y lit, plus fondamentalement, le développement d’un principe qui a toujours été présent dans ses œuvres. Une réflexion en acte sur les structures sociales qui contraignent les subjectivités, individuelles ou de groupe, et au sein desquelles s’opèrent, en retour, les stratégies émancipatoires circonstancielles.
Opérant par soustraction, son geste dicte un parcours. C’est une sculpture déployée à l’échelle du bâtiment en une longue courbe de verre et de fer, vestiges d’un bâtiment turinois en déshérence. On pense à la bureaucratie mondialisée tout autant qu’à Francfort, place forte du capitalisme financier. Taguées, griffées, les parois portent les stigmates de cette existence résiliente qui, malgré tout, semi-vive, palpite. Accueillant les peintures de l’artiste, ces panneaux de verre teinté opaques laissant apparaître des pulvérulences orageuses, écho au cycle naturel du lever et du coucher du soleil, initient une temporalité cyclique, tout en introduisant à quelque chose comme la survivance du sublime romantique à l’ère de la froideur algorithmique.
En transparence, on aperçoit les œuvres d’autres artistes. Au nombre d’une vingtaine, ils sont la source d’une histoire de l’art élective, du XIXe siècle à nos jours, des grands maîtres aux collaborateurs et amis. Se lève aussi la mélopée ferrailleuse qui reliera l’ensemble, la bande-son composée par Eliza Douglas et l’installation sonore réalisée par les deux femmes. L’exposition “Natures Mortes” opère une entreprise de recontextualisation, d’une précision acérée, de la méthode de travail de l’artiste. C’est une matrice, qui devient œuvre totale. Un système référentiel qui produira une nouvelle tonalité affective élargie, fondée sur l’expérience d’un ici et maintenant tout en demeurant éternelle. L’éternité des nerfs à vif, celle, aussi, des sujets rejetés à travers l’histoire par les grands centres du pouvoir quels qu’ils soient.
La proposition est aussi dense que sa forme reste tapie aux confins du visible. Feuilletée et polyphonique. Parmi les pistes entrecroisées, il en va d’une certaine histoire de la peinture, peu vue en France, alchimique, matiériste, bouillonnante, qui relie Jutta Koether à Sigmar Polke, Cy Twombly à Joan Mitchell. D’une manière de décomposer le mouvement, des écorchés de Théodore Géricault aux chronophotographies d’Eadweard Muybridge, en passant par des dessins méconnus d’Anne Imhof, groupes de corps d’une transparence hiératique. Il en va, enfin, d’une conception décloisonnée de l’art, de tous ceux qui, comme elle, ont toujours voulu créer sans vraiment se sentir à l’aise face aux positions établies, préférant alors opérer dans la rue, les clubs, de manière nocturne et furtive, où l’on retrouverait alors, plus largement, Alvin Baltrop, Cyprien Gaillard, David Hammons, Wolfgang Tillmans ou Paul Thek.
“Natures Mortes” est l’une des cartes blanches les plus réussies du Palais de Tokyo. Là où les performances impliquaient le spectateur par l’accumulation de visible et de sensations, l’exposition produit le même investissement sensoriel par la soustraction et la déception. C’est un pari, sur les parcelles d’attention et de résistance, sur les sens endormis par la facilité de la surstimulation visuelle, et un cri lancé pour faire jaillir en chacun les germes résistants face aux dispositifs carcéraux. Des dispositifs carcéraux visibles, comme sur les estampes des Prisons imaginaires de Giovanni Battista Piranèse du XVIIIe siècle, ou bien, comme aujourd’hui en grande partie invisibles, comme en est bien consciente Anne Imhof, elle qui faisait déjà se mouvoir ses performeurs par ordres WhatsApp interposés.
À la fin des années 2010 et à l’apogée de son cycle de performances, il était possible de recevoir les œuvres d’Anne Imhof comme une time-capsule, archives d’un présent dont elle aura, comme personne, révélé les lignes de force sensorielles. Désormais, à l’orée d’une nouvelle décennie, tout autant qu’un approfondissement intimé à la réflexion de l’artiste, quelque chose de plus profond s’élève, se matérialise et se cristallise. Arrimée au sublime et au lyrique, à l’extase et à la spiritualité, il en va d’une relecture de concepts philosophiques transhistoriques dont elle traque, depuis le présent toujours, les incarnations renouvelées. Celles-ci sont contraintes, circonstancielles, en demi-teintes, mais leur possible survivance est à ce prix.
Anne Imhof, “Natures Mortes”, jusqu’au 24 octobre au Palais de Tokyo, Paris 16e.