14


Commandez-le
Numéro
01 Majd Abdel Hamid, exposition, Reiffers Art Initiatives, broderie, Palais de Tokyo

Majd Abdel Hamid, l'artiste qui brode pour déchiffrer le monde

Numéro art

Depuis près d'une décennie, Majd Abdel Hamid articule sa pratique autour de la broderie, héritage palestinien d’un savoir-faire artisanal auquel il s’est formé en autodidacte. Jusqu'au 8 juin dans l'exposition “(Re)generation” du Prix Reiffers Art Initiatives, l'artiste présente une série de pièces délicates et abstraites où, à travers leurs points et fils colorés, transparaît sa vision poétique du monde.

Majd Abdel Hamid par Axle Jozeph.

Majd Abdel Hamid : l'héritier d'un savoir-faire ancestral

 

À rebours d’une tradition sociale séculaire et d’une tendance dominée par le grand, voire le spectaculaire, Majd Abdel Hamid a choisi d’articuler sa pratique artistique autour de la broderie, héritage palestinien d’un savoir-faire artisanal auquel il s’est formé en autodidacte. Depuis près d’une décennie, cet artiste originaire de Palestine, né en Syrie en 1988 et vivant actuellement entre Beyrouth et Paris, bouscule les codes d’une pratique féminine intergénérationnelle récemment inscrite sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Mais, loin des motifs consacrés qui ornent habituellement les habits féminins, l’artiste s’exerce librement aux techniques du point de croix en créant son propre répertoire de formes, de couleurs et de matières, empruntant au besoin à l’histoire de la peinture moderne. 

 

Libérées des normes et des fonctions qui en régissent traditionnellement les usages, les broderies de Majd Abdel Hamid s’inventent dans l’expérimentation. Sur des supports modestes, neufs ou usagés – et plus récemment sur des images –, des fils de coton, parfois de laine ou de soie, s’entremêlent, se juxtaposent ou se superposent en autant de formes abstraites parfois géométrisantes qui se composent au fil de l’aiguille. Aucun dessin préparatoire sur lequel s’appuyer, aucun patron pour guider le geste, son approche spontanée est directement impulsée par les ressentis, les humeurs et les affects qui naissent d’une empathie profonde. Conçues en réaction à l’actualité, les œuvres brodées de Majd Abdel Hamid s’affirment comme des restitutions sensibles, des condensés d’états émotionnels qui lui permettent d’appréhender, de comprendre, de ressentir et de vivre le monde. Sa pratique est quotidienne, compulsive, cathartique, et répond à un besoin obsessionnel impérieux, vital.

  • Majd Abdel Hamid, “Artisans of Sensibility” (2023). Fil de coton, épingles et savon au jasmin. Courtesy de l'artiste.

  • Majd Abdel Hamid, “It's Still Too Soon To Leave” (2023). Fil de coton sur métal et plâtreCourtesy of the artist. © Aurélien Mole /

  • Majd Abdel Hamid, “Research for Tadmur” (2019). Fil de coton sur tissu. Courtesy de l’artiste & gb agency (Paris). © Aurélien Mole.

  • Détail de l’installation de Majd Abdel Hamid au sein de l’exposition “Dislocations”, Palais de Tokyo, jusqu’au 30 juin 2024. Courtesy de l’artiste & gb agency (Paris). © Aurélien Mole.

1/4

La broderie comme hommage à la lenteur

 

Au flux ininterrompu d’informations et d’images qui envahissent notre environnement, l’artiste oppose la lenteur de la broderie, un temps long qui s’étire loin des frictions et des turbulences. À l’instar de la vidéo et de la photographie avec lesquelles il se plaît à la combiner, la broderie est pour lui une façon de capturer et de figurer le temps qui s’impose de fait comme la matière première de son œuvre. “J’ai un besoin obsessionnel de retranscrire le temps, affirme l’artiste, la broderie offre une forme d’expérimentation très pertinente et très intéressante. Lorsque le temps s’arrête en réponse à un traumatisme, la seule chose qui reste à faire est d’attendre.” 

 

De nombreuses heures, parfois des centaines, sont nécessaires à la confection d’une œuvre. Certaines séries – principe qui lui permet d’explorer un même sujet, un même motif – se développent sur plusieurs années. Son processus de création est lent et minutieux, parfois laborieux, surtout lorsque la matière est récalcitrante. Faire, défaire, refaire et recommencer ne sont pas que des façons de conjurer le temps. L’artiste ne s’économise pas et pousse parfois ses limites jusqu’à l’excès. Jamais il ne s’agit d’une démonstration de force ou de virtuosité pour atteindre l’excellence, mais seulement de viser juste. La répétition, la constance, la rigueur, la patience et la persévérance qui lui incombent peuvent alors le faire basculer dans un état de transe. “C’est devenu un élément essentiel de mes habitudes quotidiennes, qui m’offre un espace sûr, comme un état de transe légère où l’on peut se retirer du chantage des images, des nouvelles, des déclarations, se retirer mais sans se replier dans un sentiment de déni. C’est un rituel de soin personnel avec le désir compulsif d’être pertinent. Comment se distraire tout en conservant une saine proximité avec la société?” se demande l’artiste.

  • Vue des œuvres de Majd Abdel Hamid dans l'exposition ”(Re)generation” du Prix Reiffers Art Initiatives.

  • Vue des œuvres de Majd Abdel Hamid dans l'exposition ”(Re)generation” du Prix Reiffers Art Initiatives.

© François Goizé.

1/2

Des œuvres d'art fragiles et délicates

 

Broder devient un acte de résistance, de résilience et de sagesse, une méditation salutaire qui permet de conjurer l’angoisse et l’anxiété en se tenant à bonne distance de l’agitation du monde, pas trop près pour ne pas vaciller. La broderie offre un espace mental, un refuge, un safe space qui relève de l’intime, pour s’abstraire du réel. Quel que soit le format du support, la surface brodée n’excède jamais quelques centimètres. L’artiste aime ces dimensions restreintes pour rester à l’échelle de la main. Son corps – assis, debout, allongé – est contenu, et l’amplitude de ses mouvements est limitée. Les gestes sont précis et mesurés. Majd Abdel Hamid travaille seul, dans l’espace de son atelier ou hors les murs. Le matériel nécessaire à la création de ses œuvres – une aiguille, du fil, un support – pouvant tenir dans la paume de sa main ou dans la poche d’un vêtement, il l’emporte partout. Les moyens sont aussi humbles qu’économes. À tout moment, il peut décider de se mettre à l’ouvrage. 

 

C’est pour partager ce même état de proximité avec le regardeur que l’artiste présente le plus souvent ses œuvres sans protection ni mise à distance, simplement déposées sur une table ou épinglées à même le mur. Il est alors possible de s’approcher au plus près, d’effleurer, de toucher et même de manipuler; au besoin, il pourra toujours les laver à la machine comme il aime à le préciser. Derrière une apparente fragilité se révèle l’urgence d’une œuvre résiliente et poétique qui n’hésite pas à utiliser le beau pour transcender les turbulences, les tensions, les conflits et les traumas qui bouleversent le monde, de l’intime à l’universel. Quelques centimètres de fils entrelacés comme autant de démonstrations de force dans la délicatesse pour sublimer le monde dans sa violente intensité.

 

Les œuvres de Majd Abdel Hamid sont présentées dans(Re)generation”, troisième exposition du Prix Reiffers Art Initiatives sous le commissariat de Vittoria Matarrese, jusqu'au 8 juin 2024 chez Reiffers Art Initiatives, 30 rue des Acacias, Paris 17e.