Les influenceurs sont des artistes. Et les artistes sont des influenceurs. La plus connue des influenceuses s’appelle Kim Kardashian. Elle est très aimée et tout autant détestée. Certains la considèrent comme une féministe, d’autres comme une marionnette entre les mains de son époux, Kayne West. Le célèbre critique d’art américain Jerry Saltz, lauréat du prix Pulitzer, a fait un jour le parallèle entre Kim Kardashian et Andy Warhol parce que, comme lui, elle crée de la fiction. Une autre critique la considère comme une sorte d’incarnation de l’urinoir de Marcel Duchamp parce que – comme en son temps l’urinoir de Duchamp – elle joue la provocation quand elle s’autoproclame « art ». C’est précisément ce qu’avait fait l’artiste Amalia Ulman dans sa première grande performance sur Instagram, souvent considérée aujourd’hui comme un chef d’œuvre : dans Excellences & Perfections, l’artiste endossait le rôle d’une jeune femme en pleine transformation. Mais sans avoir informé son public qu’il s’agissait d’une performance, laissant ses followers s’imaginer qu’elle traversait réellement ces différentes évolutions. Chirurgie esthétique, vie de femme entretenue par son sugar daddy, dépression nerveuse et, pour finir, happy end, à grand renfort de yoga et de toasts à l’avocat. Son message ? “En ligne, nous sommes tous des menteurs.” Mais le message va plus loin. “Sur internet, personne ne peut savoir que vous êtes artiste et qu’il s’agit d’une performance.”
C’est là qu’entre en scène le travail du Français Ben Elliot. Il est influenceur et artiste, artiste et influenceur. Sur Instagram, on peut le voir prendre la pose dans des endroits magnifiques – sur une plage, au bord d’une piscine, dans la mer turquoise, sous les cocotiers ou au milieu du désert. Il va bien, il voyage, il mène la belle vie. Comme tous les influenceurs, il partage sur les réseaux sociaux les clichés parfaits d’une vie parfaite. « Les influenceurs sont les nouveaux acteurs de notre époque, dit-il. Beaucoup de leurs caractéristiques sont intéressantes à étudier et, parfois, à reproduire ». Et c’est exactement ce qu’il fait : il reproduit des choses qu’il a déjà vues. Mais il fait davantage encore. Pour Ben Elliot, ce qui constitue le travail quotidien d’un influenceur devient de l’art. Il organise une fête, lance un nouveau produit sur le marché, ouvre une boutique, collabore avec des marques. Son nom lui-même devient une marque. Il a son évènement festif (Ben Elliot Party), son eau (Ben Elliot Water), sa boutique (Ben Elliot Shop).
Lorsqu’il lance la commercialisation de son eau, il se comporte comme une agence de publicité : il fait appel à des influenceurs pour la promotion du produit. Quand il ouvre une boutique, il travaille avec une marque qui finance son projet. Et lorsqu’il crée des œuvres pour l’espace de la galerie, comme la série Perfect365, il le fait également avec une marque à ses côtés. Perfect365 est une appli, utilisée par les millenials et la génération Z pour faire des essais de maquillage. Ben Elliot travaille à partir des vingt-deux nuances standardisées de couleur de peau développées par Perfect365. Il les transforme en œuvres picturales, reproduisant en les agrandissant les icônes qui représentent les différents codes couleurs. Le médium pictural devient un produit de consommation courante, au même titre que les teints standardisés. Et l’application Perfect365 est actuellement installée sur cent millions de portables dans le monde.
Ben Elliot appartient à une génération qui n’a jamais connu la vie sans internet, qui met son quotidien en scène sur les réseaux sociaux et pour qui l’attention des autres est le bien le plus précieux. Mais seuls auront droit à cette attention ceux qui se montrent authentiques, ceux qui, comme Kim Kardashian, ont compris les façons de se commercialiser eux-mêmes en tant que produits. Des artistes tels qu’Amalia Ulman, Petra Collins, Jeremy Bailey, Andy Kassier ou Ben Elliot érigent au rang de pratique artistique ce besoin d’expression de soi. Ils réfléchissent aussi à ce que signifie mener une vie publique – au vingt-et-unième siècle, et devant un public que l’on peut désormais créer soi-même, par le biais des réseaux sociaux.
Bien entendu, vivre sous les yeux du public que l’on s’est choisi ne va pas sans quelques inconvénients. En communiquant de façon très ouverte sur son quotidien et ses moments d’émotion au travers des réseaux sociaux, on fabrique aussi une proximité qui peut être mal comprise. Dans le cas de Ben Elliot, une seule conversation par chat, le 24 décembre 2016, l’a conduit à subir pendant des années – et pas seulement en ligne – le harcèlement d’un homme qu’il n’avait jamais rencontré personnellement. Il s’est toujours gardé de répondre, mais ça ne l’a pas empêché d’être bombardé d’appels, de messages, d’emails, etc. – par tous les canaux imaginables. Il en a aussi fait une œuvre, qu’il a intitulée The Stalker (“harceleur ”). Les dossiers et impressions d’écran sont sauvegardés et stockés sur une carte SD, pour venir documenter le déroulé des événements et les multiples tentatives visant à établir le contact. “C’est incontestablement l’une des raisons qui m’ont poussé à changer mes habitudes en ligne, explique Elliot. Avant, je partageais sur les réseaux sociaux mes moments les plus intimes et mes plus grandes émotions. J’étais très ouverts aux messages directs, et j’échangeais avec des gens du monde entier.”