David Hammons, qui a depuis longtemps fêté ses 70 printemps, n’a pas quitté mes pensées depuis son exposition à Los Angeles en 2019. Entre les différents espaces de la galerie, des tentes de camping avaient envahi l’espace extérieur. Sur chacune d’elles, inscrit au pochoir, “this could be u, this could be u and u” (“ce pourrait être toi, ce pourrait être toi et toi”). Parmi les participants au vernissage, beaucoup (pour ne pas dire la totalité) n’avaient jamais traversé à pied la zone de Skid Row – quartier des SDF – entourés de tentes pour les sans-abris. Une installation de l’artiste. Hammons a fait revenir la rue dans la galerie – prouesse peu commune dans une ville où la conduite est consubstantielle au bien-vivre, et où la géographie urbaine se découvre principalement à travers les vitres d’une voiture. Dans un entretien aussi rare que fondamental accordé à l’historienne d’art Kellie Jones en 1986, Hammons déclarait : “Quand on sait qui on est, faire de l’art est facile. La plupart des gens sont préoccupés à l’excès par leur image. Les artistes se sont laissé coincer à force de dire oui tout le temps, parce qu’ils veulent être vus – mais ils devraient dire non. Si je fais du street art, c’est d’abord pour rester enraciné dans ce ‘qui je suis’.” Foncièrement pertinente à l’époque, cette déclaration possède encore plus de force aujourd’hui, à la lumière des récents assassinats – insensés, alimentés par la haine – et des troubles politiques qui ont mis l’Amérique à genoux.
David Hammons aime déranger, bousculer, faire bouger les lignes. Dans l’entretien cité plus haut, évoquant ses débuts à L.A., vers la fin des années 60 et au début des années 70, puis son arrivée à New York, il parle de ces artistes “outrageusement impolis envers tout le monde – se fichant bien de savoir combien d’argent pouvait avoir untel ou untel. Le genre de personnes qui m’ont influencé quand j’étais jeune artiste. Des types comme Noah Purifoy et Roland Welton. En arrivant à New York, je n’ai rien vu de tout ça. Tout le monde était prêt à ramper, à se prostituer – prêt à tout pour se retrouver dans la même pièce que quelqu’un qui avait de l’argent. Il n’y avait pas de bad guys. Donc je me suis dit ‘ça sera moi, le bad guy’, celui qui traîne dans les quartiers mal famés. Et arrivera ce qui arrivera.” Son travail remet en question l’idée que le temps est linéaire, et qu’il mesure un mouvement vers l’avant. Dans son monde, le temps se replie sur lui-même. Assez comparable en cela à la théorie de l’“harmolodie” du saxophoniste Ornette Coleman, ou à la conduction (improvisation dirigée) du cornettiste et chef d’orchestre Butch Morris, malheureusement disparus tous les deux au cours de la dernière décennie. Cela me rappelle cette colla- boration entre David Hammons et Butch Morris, organisée en 2000 par le musée Reina Sofia au Palacio de Cristal. Un Global Fax Festival pour lequel l’artiste avait invité le musicien à improviser à partir du mouvement et du son de centaines de pages de fax tombant sur le sol depuis les machines installées au plafond du palais madrilène. Le caractère éphémère de l’œuvre, sa beauté insolite, sa musicalité, son état d’anonymat et l’usage ingénieux qu’elle fait d’objets contingents – tout cela, c’est Hammons se livrant à son exercice préféré : une célébration de l’ordinaire, une exploration du quotidien, un délicat tiraillement sur le manteau de l’illusion. Un moment suspendu dans le temps, une démarche tendrement dadaïste qui décèle l’art et la beauté en toute chose. Totalement à l’aise dans cet espace intermédiaire entre le social, le politique, l’abstrait, l’intervention et l’art conceptuel, il continue d’être une force de la nature, nous mettant en garde contre les époques sombres qui s’annoncent – cynique, caustique, un musicien de l’image, inspiré. Un mystère. Son travail est une expérience assumée du plaisir. Parfois, il fait penser à un nouveau Tezcatlipoca, ce dieu du “miroir fumant”, créateur et destructeur des Aztèques – qui nous ren- voie implacablement à nous-mêmes. D’autres fois, il est un “nahual”, sorcier ubiquiste et protéiforme des mythologies précolombiennes.
L’œuvre Pray for America ne pourrait être plus actuelle, à l’heure où débute l’élection américaine. Issue de la série d’empreintes corporelles réalisées par Hammons à la fin des années 60, elle exprime aussi toute l’horreur de ce qui se passe aujourd’hui. Le monde a été “épidémié”, mis en quarantaine. Beaucoup d’entre nous tournent en rond, étourdis et confus – comme s’ils avaient été heurtés par un camion, cherchant en vain le chemin de la maison. Revenons à Pray for America. L’ombre d’un homme se penche en avant, les mains jointes en prière, silencieuse et impuissante, enveloppée dans un drapeau américain qui lui couvre la tête. L’image est bouleversante et en même temps, à travers le prisme sociopolitique actuel, elle peut aussi être lue comme une plaisanterie grinçante sur la droite ultrareligieuse, un cri de ralliement pour cette nouvelle spiritualité qui se répand comme une traînée de poudre. Oui, dans les moments de crise, les gens se tournent vers un dieu, ou vers l’Esprit – tout ce qui peut leur donner le sentiment que la vie va au-delà de nos réalités humaines, si ténues.
Des dimensions parallèles ? Une vie après la mort ? Nous nous raccrochons désespérément à tout ce qui peut nous laisser croire que notre réalité actuelle n’est pas la réalité. Nos yeux sont lavés comme des vitres – notre vision se fait plus perçante. Certains gestes anodins du quotidien prennent un sens plus profond... Un petit salut, un sourire que l’on devine derrière un masque chirurgical, une jolie inscription sur un tee-shirt, et nous voilà contents pour la journée. On assiste à une recrudescence des arcs-en-ciel et des licornes. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays, être noir, c’est être vu. La colère de la police – le passage d’une impunité criminelle totale à une soudaine et incon- fortable visibilité. Se tirer à bon compte du meurtre de Breonna Taylor (et de... et de... et de...) entraîne des répercussions, qu’elles soient juridiques ou appuient là où ça fait mal – douloureuses retenues de salaire. Tout d’un coup, la puanteur de l’horreur s’attache aux cheveux bien coupés de l’officier de police. Une odeur fétide le suit partout. Les cris indignés des conservateurs donneurs de leçons ne dissiperont jamais les exhalaisons de pourriture des blessures par balles, des strangulations, des exécutions absurdes. #MeToo commençait à s’essouffler, au moment même où une nouvelle maladie alarmante se propageait comme des étincelles sur le combustible inflammable du réchauffement climatique. La Covid-19, cette maladie inventée (c’est en tout cas ce que voudrait croire l’extrême droite) a détraqué nos modes de vie. Sans épargner personne. Pray for America, priez pour l’Amérique. Le titre choisi par Hammons résonne avec une intensité nouvelle. Priez pour le monde, pour l’humanité – priez pour notre planète. L’art devient un héraut, le canari dans la mine annonçant les coups de grisou. L’exposition chez Hauser & Wirth nous revient en mémoire avec la force d’un millier de bombes atomiques – une impression d’Armageddon mêlée, peut-être, à une lueur d’espoir. On pense aussi au recueil bouddhiste No Mud, No Lotus. Peut-être une fleur de lotus poussera-t-elle un jour dans la fange putride du désordre que nous avons laissé s’installer par notre total manque d’attention, par la marginalisation et l’ex- clusion des masses, par notre mépris absolu pour l’environnement – et à force de tenir pour acquis nos modes de vie contemporains.
La malfaisance de Trump s’étend à l’ensemble du monde occidental, l’autocratie règne, l’abus de pouvoir est roi. Le psychopathe est le nouveau visage de la normalité. Le monde entier penche progressive- ment à droite – certains en sont abasourdis : qui l’eût cru ?... Nos enfants ne parviennent plus à croire l’innommable désordre que les générations précédentes ont installé, par ignorance crasse, cupidité, apathie et naïveté. Les baby-boomeurs ont vu tout ça se produire comme au ralenti. En 2016, nous avons assisté, incrédules, à l’élection (peut-être faut-il dire plutôt la “prise de pouvoir”) de Trump. En 2020, des relents de cette élection se remettent à flotter dans l’air (pour ma part, je crois dur comme fer qu’il sera réélu – à moins que...). Mais ce qui a marché par le passé ne marchera plus désormais. Un tyran est installé à la Maison-Blanche, vantant les qualités nutritionnelles des hamburgers McDonald’s, un psychopathe se livrant sur Twitter à des guerres insen- sées contre des ados, tandis que des meurtres sont perpétrés en son nom : Philando Castile, Stephon Clark, Breonna Taylor, George Floyd, Reginald Leon Boston Jr... Prononcez leurs noms, souvenez-vous d’eux – les brutalités policières ont à la fois connu une explosion et rencontré une opposition que l’on n’avait pas observées depuis le mouvement pour les droits civiques. Pendant que l’économie boit la tasse, pendant que les multinationales s’enrichissent. L’apocalypse est là. On pourrait dire aussi que la planète – notre Terre nourricière – se bat et se venge. D’autres titres de Hammons nous reviennent en mé- moire : Don’t Bite the Hand that Feeds you (“Ne mords pas la main qui te nourrit”, 1974), Falling Penis (“Pénis tombant”, 1974), Rubber Dread (“Dreadlocks de caoutchouc”, 1989) – des titres qui résonnent comme autant de notes dans un morceau de free-jazz (Butch Morris était un ami proche). Les artistes sont comme “des mouches dans un bocal” (Flies in a Jar, 1994). Se promener à travers les titres de Hammons, c’est suivre une leçon d’Histoire. Bliz-aard Ball Sale (“Vente de boules de neige”, 1983). Fly in the Sugar Bowl (“Une mouche dans le sucrier”, 1993). Au-delà des jeux de langage, ces titres sont des “koans”, apories du bouddhisme zen, rappels quotidiens de l’injustice. Ils abordent les vérités de tous les jours et les vérités universelles. Ils nous incitent à reconsidérer notre humanité – celle qui nous lie les uns aux autres, au-delà du langage et de ce qui est familier. Ils exigent de nous un acte de foi, que nous plongions dans l’inconnu. Rappels quotidiens de ce qui nous lie. Conscience universelle. Tout est conjectures et supposi- tions – comme d’ailleurs tout ce que l’on peut écrire au sujet de Hammons. À chaque nouvelle décennie, la curiosité se renouvelle en- vers l’homme derrière l’œuvre d’art – derrière l’artiste, derrière le bouffon de cour, derrière le bad guy. Il a influencé des générations d’artistes, d’historiens de l’art et de commissaires d’expositions par son refus catégorique de se livrer – un geste à la fois constitutif de sa pratique artistique et une manifestation de son art. Quand la planète entière est mise à l’arrêt par le nouveau coronavirus, notre psyché nous pousse à chercher le réconfort partout où c’est possible – contournement spiri- tuel. Hammons est là pour nous rappeler qu’il faut regarder la vérité en face, nous remémorer tout ce que nous voudrions oublier ou refouler, ce qui suscite en nous un malaise profond, de la colère, de la violence. Il est là pour nous rappeler que le spectre de la mort n’est jamais bien loin. Face au sentiment d’appréhension qui désormais ne nous quitte plus, l’art est plus important que jamais. Ses toiles recouvertes de bâches, comme autant de visages masqués dans une interminable quarantaine, acquièrent une profondeur nouvelle.
Sur la couverture du magnifique livre-objet Blues and the Abstract Truth (1997), plusieurs nuances de bleu contrastent entre elles et se font concurrence, dans la descente d’escaliers de la Kunsthalle de Berne. Un cliché simple, en apparence pris à la va-vite. La composition sou- ligne le cadrage aléatoire de l’image et, en même temps, attire notre œil dans les profondeurs de la spirale des marches. Hammons nous réclame un acte de foi, une lecture du langage plastique qui ne passe pas par l’esprit, mais par nos cœurs, nos corps, nos âmes. Il nous demande de renoncer à notre façon habituelle d’envisager la réalité qui nous entoure. En ajoutant du bleu pour faire glisser la perception. C’est un jeu sur le langage, sur la musique, sur les valeurs communes. Il échappe à la race, aux classes sociales et à toutes les manières classiques de délimiter la réalité, de catégoriser, de classer par com- partiment, dans un voyage qui mène jusqu’au centre de l’âme. Le musée se change en mausolée – un réceptacle, un piédestal pour accueillir ce voyage entre “le bleu qui vient du blues” et le jaune doré qui illumine une batterie de percussionniste. La musique – l’origine de toute musique –, la pulsation cardiaque. La nature et la lumière sont présentes, le feu aussi, et le son, et le vent. Tous les éléments sont présents dans ce qui va devenir le réceptacle sacré de la cérémonie : la naissance de la musique et, à travers elle, la naissance de l’art. Celui-ci est l’instrument qui permet d’accéder à une vérité plus haute (et donc abstraite), à l’origine de toute chose. L’art est ce qui nous rassemble. Il est la langue universelle – celle qui nous rapproche un peu plus près de ce que nous appelons “dieu”. Le lieu d’une médiation qui transcende des pratiques qui, le plus souvent, nous divisent. L’art est un koan zen, une méditation bouddhiste, une cérémonie animiste – protagonistes amérindiens d’une Danse des Esprits, qui acceptent la présence de l’Homme blanc sur leurs terres sacrées (ils ne l’ont pas vu venir, ne sachant pas ce qu’étaient ces galions qui s’avançaient vers leurs côtes). L’art, c’est cet ensemble de manuscrits celtiques décrivant avec une stupéfiante précision graphique l’anatomie du corps humain, réceptacle de toute vérité. C’est le “double serpent sacré” – la double hélice d’ADN – que les plantes médicinales hallucinogènes font “voir” aux chamanes d’Amazonie. C’est l’appel du crapaud psychotrope du désert de Sonora. Tout cela contenu dans un seul geste de silence, de musique et de transcendance.
À l’heure où nous entrons dans l’élection américaine, David Hammons est le barde qui nous rappelle inlassablement à la tâche qui nous attend.UNIA Flag (1990), dans le contraste de ses couleurs, nous redit que toutes les vérités ne jouent pas jeu égal – qu’il existe une universalité de l’être, une réalité de “l’être au monde” qui contient toute chose en même temps que le néant. Ce contraste nous dit aussi que le chemin existe vers une conscience aimante, un chemin qu’en tant que nation et en tant qu’êtres humains nous devons nous efforcer de retrouver – avant qu’il ne soit trop tard. Pour reprendre les mots du psychologue américain Ram Dass : “Aime tout le monde, et dis la vérité.”
David Hammons installe en décembre une œuvre permanente dans le parc de l’Hudson River, à New York.