Le militantisme passe toujours par les mots, les slogans, les discours… Film politique porteur d’une dimension quasi pédagogique, 120 battements par minute réussit pourtant son pari en donnant la parole aux corps, pour saisir la dimension particulière de la lutte d’Act Up Paris au début des années 90 : pour la plupart séropositifs, les acteurs de la lutte en sont aussi l’objet. Leurs corps frappés par la menace d’une mort imminente redoublent les pancartes, deviennent les symboles insoutenables d’une injustice et de l’incurie des pouvoirs publics. Cette imbrication absolue des destins collectif et individuels, qui structure 120 battements par minute, l’éloigne définitivement du pathos qui caractérise tant de films américains au sujet du sida.
À la jonction du collectif et de l’individuel, son protagoniste, Sean, est celui qui maintient le film sous tension et l’éloigne d’un autre archétype – celui-là très français – : le film bavard, noyé dans sa propre fascination pour le texte. Contestataire, entier, peu disposé à jouer le jeu de la fine politique, Sean électrise de sa parole les assemblées générales, exacerbe les débats. Plus que par ses mots, c’est par son énergie que le personnage existe. Une énergie qui connaît une variation drastique lorsque sa santé déclinante finit par l’isoler, d’abord au milieu des autres, puis loin d’eux, confiné dans sa chambre d’hôpital. Rarement la question de l’incarnation, centrale au théâtre comme dans le 7e art, aura été si cruciale et si prégnante. La force du film est aussi là : prendre le pouls du cinéma, aller chercher, scalpel à la main, ce qui reste de vitalité et d’urgence dans le cœur de cette forme que l’on dit dépassée par la liberté des séries
Troublante mise en abyme : on serait bien tenté de penser que le cœur de Sean bat vraiment du sang de Nahuel Pérez Biscayart, l’acteur qui lui prête vie. Cet Argentin aux yeux immenses (que Cannes avait découvert en 2010 dans le film Au fond des bois de Benoît Jacquot) crève l’écran et apparaît comme la révélation de cette édition de 2017. On imagine pourtant mal comment le succès pourrait tourner la tête de ce jeune homme de 31 ans peu amateur de mondanités, de star-système ou même du mot “carrière”. “Je suis content que le film ait été bien reçu, mais toute cette hystérie cannoise, c’est un peu ridicule, explique-t-il de sa voix absolument posée et calme. Ce n’est qu’un festival de cinéma. Mon père ne sait pas ce que c’est. Quand je lui en ai parlé, il m’a juste dit : ‘Ah oui, c’est bien.’ Moi, je ne connais même pas les noms de la plupart des stars. Ce n’est pas moi qui irai faire un selfie avec Nicole Kidman.”
Pour lutter contre le narcissisme galopant qui guette l’acteur, Nahuel Pérez Biscayart a développé une méthode fondée sur l’instabilité permanente. Depuis son départ d’Argentine pour New York, suite à l’obtention d’une bourse lui permettant de collaborer à une compagnie de théâtre expérimental, il a multiplié les tournages à l’étranger, apprenant, au fil des nécessités, l’anglais, le français et l’italien. Sans domicile fixe, naviguant entre ses valises semées un peu partout à travers le monde, le comédien entend bien ainsi éviter de participer à la course à la notoriété. “Si j’avais voulu devenir célèbre, j’aurais pu rester en Argentine et accepter toutes les telenovelas qu’on me proposait. Mais je préfère aller vers ce qui me fait peur, ce qui m’excite. Aujourd’hui, je travaille beaucoup tout en restant anonyme, et c’est quelque chose qui me convient. Quand je ne tourne pas, je peux oublier que je suis acteur et mener une vie normale.”
Cette imbrication absolue des destins collectif et individuels, qui structure 120 battements par minute, l’éloigne définitivement du pathos qui caractérise tant de films américains au sujet du sida. Au point de jonction, Sean (Nahuel Pérez Biscayart), est celui qui maintient le film sous tension.
Pas question, pour Nahuel Pérez Biscayart, de sacrifier son équilibre sur l’autel de la réussite sociale. En lutte contre les tentations du monde qui éloignent de soi-même au risque, un beau jour, de ne plus se reconnaître dans son miroir – et de devoir alors recourir aux selfies pour se rassurer sur sa propre existence – le comédien cherche à se maintenir dans un état d’éveil dont le jeu doit, à ses yeux, être un prolongement. Presque un positionnement éthique : une présence absolue dans un moment qui existe grâce à une construction collective, comme le fut précisément celle d’Act Up. Dans l’histoire du jeune Argentin, la découverte du plaisir du jeu et celle de l’action collective sont d’ailleurs indissociables. “J’étais dans un collège technique où j’apprenais à devenir électromécanicien. Nous portions des cravates, des uniformes gris. Je me suis inscrit par hasard à l’atelier théâtre et j’y ai découvert la possibilité de construire une sorte de société parallèle. Nous étions six ou sept à déplacer les tables, à endosser des costumes, à mettre un peu de couleur entre ces murs. D’ailleurs, dans l’histoire de l’Occident, il faut se souvenir que les comédiens ont longtemps été des parias qui vivaient en troupe, qui devaient se serrer les coudes.”
Contestataire, entier, Sean (Nahuel Pérez Biscayart) électrise les assemblées générales. C’est par son énergie que le personnage existe. Une énergie qui connaît une variation drastique lorsque sa santé déclinante finit par l’isoler, d’abord au milieu des autres, puis loin d’eux, confiné dans sa chambre d’hôpital.
Ce statut de paria, de bouffon et de mauvais génie, Nahuel Pérez Biscayart l’a incarné dans Au fond des bois de Benoît Jacquot, dont l’action évoque un fait divers advenu en 1865. Ambigu à l’extrême, son personnage de mendiant estropié, sale et un peu sorcier, ravit la fille d’un notable et l’entraîne dans un monde hors la loi, au-delà des conventions régissant sa vie. Un monde où la morale et la liberté restent à définir. Bredouillant à grand-peine quelques mots empruntés çà et là à différentes langues, Timothée, qui s’exprime surtout par son regard habité et sa gestuelle imprévisible, a tout des personnages grotesques omniprésents dans l’œuvre de William Shakespeare. Il ouvre au cœur de la fiction cinématographique une dimension parallèle, un surnaturel de pacotille – celui des magiciens et des gens de cirque.
Loin de le desservir, son mutisme fruste lui confère des pouvoirs de passeur entre plusieurs mondes. Son corps apparemment diminué est en vérité doté d’un pouvoir immense, de même que le corps déclinant de Sean transcende sa propre mort. “Les personnages de 120 battements par minute sont toujours en avance par rapport à la mort, confirme Nahuel Pérez Biscayart. Leur conscience politique leur permet de se réapproprier le déclin de leur corps. S’il y a un lien entre le personnage de Sean et moi, il se trouve là, dans l’engagement total, dans l’engagement physique. Je fais du cinéma pour créer de l’action. Et on ne peut pas créer de l’action juste avec la parole.”
Bande annonce 120 battements par minutes.