Paris, début des années 1990. Dans le chaos et l’indifférence, l’épidémie du SIDA fait rage et brise chaque jour des vies, condamnant une génération à vivre avec l’idée que le plaisir et l’amour sentent parfois la mort. Créée d’après un modèle américain sous la houlette de Didier Lestrade, l’association Act Up multiplie les actions militantes, que ce soit contre un laboratoire pharmaceutique accusé de ne pas révéler les tests cliniques d’un nouveau médicament pour s’assurer des profits, où pour dénoncer l’inaction du gouvernement face à la maladie, dans la foulée de l’affaire du sang contaminé. Ce moment d’histoire est encore vif dans les mémoires de la communauté gay et au-delà. Robin Campillo (Les Revenants, Eastern Boys) a décidé de le raconter dans ce film à la fois vital et mélancolique, le plus ample et le plus beau vu au Festival de Cannes cette année, dont personne ne peut douter qu’il repartira de la Croisette avec un prix majeur. Le contraire serait une erreur.
120 Battements par minute décoche des flèches précises, en mettant de la forme là où certains ne verraient que de la politique.
Long (2h20) et tendu de bout en bout, 120 Battements par minute décoche des flèches précises, en mettant de la forme là où certains ne verraient que de la politique, et de la politique là où d’autres ne verraient que de la forme – le cinéma étant, évidemment, un pont pour réconcilier les deux. Sans cesse, la tentation naturaliste est sublimée par une stylisation poétique, la sobriété va de pair avec un onirisme délicatement déposé sur le réel, comme un voile d’utopie. Les réunions hebdomadaires d’Act Up, où les contraintes de la prise de parole sont nombreuses et les débats toujours vifs, lui fournissent sa matière première. Campillo filme les interventions des un(e)s et des autres avec la même fièvre que des scènes d’amour. Les discussions sont techniques (débriefing des actions, stratégies à venir) mais immédiatement bouleversantes. Les personnages inspirés de figures réelles (âgé de cinquante-quatre ans, le cinéaste fut militant de l’association) sont peu à peu enrobés par la fiction. C’est le tour de force du film : réussir l’alliance rare entre le didactisme mettant en scène une colère légitime et le souffle romanesque d’une épopée ; documenter les tours et détours d’un activisme réputé pour ses actions déconcertantes (Act Up interpellait ses ennemis frontalement, leur lançait du faux sang, notamment) et dans le même mouvement, presque imperceptiblement, naviguer de cet enjeu collectif vers une poignée d’intimités choisies.
Campillo filme les interventions des un(e)s et des autres avec la même fièvre que des scènes d’amour.
Au cœur de 120 battements par minute se trouve une idée sereinement ambitieuse dans le contexte du cinéma français actuel : la mise en scène d’une parole et d’une action politiques ne peut se faire sans la mise en scène des corps qui les incarnent. Ici, les unes ne vont pas sans les autres. Les paroles sont structurées et toujours personnelles, les corps sont uniques et beaux, vivants ou meurtris, remplis de désir tant qu’il est encore temps. Campillo les saisit dans un état d’urgence permanent. Certains sont malades et déjà atteints par le virus, d’autres non. Pour tous, le temps est compté. Alors, le film n’a pas d’autre choix que de devenir une bataille. À coups de montages parallèles fiévreux, de montées et descentes abruptes, les forces de vie et le clignotement de la mort se chevauchent. Les piqûres – au sens propre, comme au figuré – se succèdent. Un tremblement sensuel et sentimental nous terrasse.
À coups de montages parallèles fiévreux, de montées et descentes abruptes, les forces de vie et le clignotement de la mort se chevauchent.
Sans oublier la choralité de son histoire, Campillo, dans la deuxième partie de son récit, s’intéresse plus particulièrement au jeune Sean, dont l’histoire d’amour avec un garçon séronégatif se déploie, jusqu’à la fin. En sortant du film, on se rend compte, les concernant, que l’on n’a rien vu d’autre que des premières et des dernières fois : un premier regard, une première étreinte, des premiers mots d’amour ; un dernier rêve, un dernier orgasme, un dernier souffle. Pour unir les deux extrémités de l’expérience humaine, le film a tissé sa toile rageuse et mémorable. En creux, il a aussi éclairé notre époque sur le sens de l’engagement et des luttes. La mort gagne toujours, mais on peut parfois lui donner un sens. Le choc ressenti sur la Croisette n’est pas près de s’estomper.
La mort gagne toujours, mais on peut parfois lui donner un sens.
“120 battements par minute” de Robin Campillo. En compétition.