Depuis plus de vingt-cinq ans, le visage intense et la silhouette longiligne de Tilda Swinton éclairent le cinéma et au-delà. Parmi la multitude de ses apparitions – dans tous les sens du terme –, quelques-unes nous ont plus marqués que les autres, comme son rôle mélancolique chez Jim Jarmusch dans Only Lovers Left Alive. Dans la peau d’une vampire millénaire, elle incarnait une figure métaphorique de l’artiste éternelle, au cœur d’un monde qui ne veut plus vraiment de la poésie. Cette poésie, la comédienne s’y attache sans relâche et la fait vivre depuis ses débuts à la fin des années 80 chez le pape du cinéma queer britannique, Derek Jarman. Depuis, les frères Coen lui ont fait confiance dans Burn After Reading, Wes Anderson également dans Moonrise Kingdom puis The Grand Budapest Hotel, tandis qu’elle a traversé l’un des plus beaux films de David Fincher (L’Étrange Histoire de Benjamin Button) et s’est aventurée auprès du Sud-Coréen Bong Joon-ho à deux reprises pour Snowpiercer – Le Transperceneige et Okja. À part les Françaises Isabelle Huppert et Juliette Binoche, on ne voit pour ainsi dire personne capable de rivaliser avec elle en termes de diversité et de pulsions créatives.
Tilda Swinton est en réalité la cocréatrice de ses rôles et des films dans lesquels elle joue, un apport qui dépasse sa fonction d’actrice et qu’elle revendique pleinement. En toute logique, la mode et le cinéma d’auteur voient en elle une égérie pleine de goût, attirée par la radicalité comme un papillon de nuit par la lumière, mais la définition n’est que partielle puisque Tilda Swinton est aussi capable d’apporter une étrangeté bienvenue dans des productions très grand public, comme Narnia ou Doctor Strange. Cet automne, elle retrouve son ami proche Luca Guadagnino dans un remake de Suspiria, le film d’horreur culte des seventies de Dario Argento. L’occasion pour elle de donner vie à un vieux rêve et d’incarner une chorégraphe pour le moins habitée par son métier. Inquiétante, libre, drôle et légère, Tilda Swinton réussit constamment l’union des contraires. Nous en avons profité pour l’interroger sur son processus créatif, son amour des sorcières, l’opposition entre la technique et l’instinct, et même le souvenir de ses rêves…
Numéro : Suspiria est l’un des films les plus dérangés et fascinants auxquels vous ayez participé. Qu’est-ce qui vous a attirée dans le projet ?
Tilda Swinton : Depuis plus de vingt ans, je parle avec Luca Guadagnino de notre rêve : faire une “reprise” du Suspiria de Dario Argento sorti en 1977. Nous avions tous les deux une attirance pour ce film, Luca depuis son adolescence, moi depuis que je l’avais vu quand j’étais étudiante. Le projet de fouiller ce même sol, comme pour trouver les racines d’un arbre que nous vénérons et sur lequel nous pourrions instinctivement faire pousser de nouvelles branches était particulièrement enthousiasmant. Le film de Dario fonctionne à la manière d’une hallucination : il est cinglé, dans le bon sens du terme, et sauvagement inventif. Ce sont ces images-là qui ont donné envie à Luca de devenir réalisateur, au tout début. Et je suis sûre qu’il n’est pas le seul.
“Le film Suspiria de Dario Argento fonctionne à la manière d’une hallucination : il est cinglé, dans le bon sens du terme, et sauvagement inventif. Ce sont ces images-là qui ont donné envie à Luca de devenir réalisateur.”
Comment décrire l’expérience de ce tournage ? Était-ce proche de la transe ?
Non, je n’utiliserais pas ce mot. Comme toujours au cinéma, c’était très concret. Il fallait de l’endurance… mais nous nous sommes beaucoup amusés. Nous avons eu la chance de tourner dans un hôtel abandonné dans le nord de l’Italie, où nous pouvions construire les décors sans être interrompus ni dérangés par des problèmes venant de l’extérieur. Sur le plateau, il y avait un mélange de vieux amis, des collègues avec qui nous travaillons depuis de longues années, et de nouveaux visages… notamment ceux d’une compagnie de danse qui a pris place au cœur du film. Leur discipline et leur inspiration nous ont donné chaque jour de l’énergie. Il faisait froid, il y avait du brouillard presque tous les matins. Nous avons passé l’hiver d’obscurité en obscurité. Chaque dimanche, nous avons mangé du risotto aux noisettes. C’était magique.
La culture populaire a fait des sorcières des figures controversées, que les féministes défendent. Elles vous intéressent ?
Il y a quelques sorcières dans Suspiria… La dernière sorcière d’Écosse a été brûlée il y a moins de deux cents ans dans un village près de l’endroit où je vis dans les Highlands. À moins de deux kilomètres de notre maison, une femme nommée Isobel Gowdie, une puissante et charismatique “raconteuse d’histoires”, a été brûlée vive après avoir avoué divers actes de sorcellerie : transformation en différents animaux, sexe avec le diable et toutes sortes de choses excitantes. J’ai toujours trouvé ça fascinant. D’une part, parce que c’était il n’y a pas si longtemps. D’autre part, parce que, dans notre civilisation pseudo-évoluée, cela sous-entend la dépréciation – voire la diabolisation insidieuse – de l’intelligence des femmes, et la tentative d’éliminer leur “magie” au nom de la rationalité. En même temps, la signification vitale de la psyché des femmes sauvages sages est très réelle : ces figures de mères dévorantes, de Kali en Inde aux Gorgones, de la voleuse d’enfants Rangda à Bali jusqu’aux déesses-serpents de Grèce. Le pouvoir du féminin et son potentiel secret est accepté depuis des siècles dans les cultures humaines, sur tous les continents. Il est nécessaire de bien connaître la noirceur pour chérir et comprendre ce qui est lumineux. Le pouvoir surnaturel de personnes de tous les genres – des chamans aux prêtres en passant par les dominatrices et les dieux et déesses du rock et au-delà – fait toujours avancer nos sociétés. Gloire à toutes les sorcières et aux sorciers, à leurs sorts et leurs formules magiques, à leurs illusions et leurs enchantements !
Vous avez une relation privilégiée avec Luca Guadagnino depuis des décennies. Qu’est-ce qui vous rapproche ?
J’ai rencontré Luca en 1994 à Rome : Derek Jarman venait de mourir et une conférence célébrant son travail avait lieu dans un musée. Luca avait 22 ans et il s’est présenté comme réalisateur en expliquant qu’il m’avait écrit quelques mois auparavant pour me proposer de travailler avec moi sur un court-métrage, une adaptation de The Penny Arcade Peep Show de William Burroughs. Je me suis souvenue de la lettre et c’était embarrassant puisque je n’y avais pas répondu. Je lui ai demandé où il en était, il a répondu qu’il n’avait pas tourné puisque je n’avais pas daigné répondre… Je me suis retrouvée captive d’un brillant enchevêtrement de culpabilité et de fascination. Nous sommes devenus amis immédiatement. Depuis cette première rencontre, nous avons partagé non seulement un sentiment de familiarité extrêmement naturel, mais aussi un amour très compatible et la vision d’un certain cinéma : le cinéma “sense-ationnel”, où le public se retrouve immergé dans une atmosphère, des images et des sons, mais aussi des goûts, des odeurs, une tension, une émotion. Nous avons commencé à développer cette approche avec Amore tourné en 2008 après dix ans de préparation. Avec Suspiria, l’aventure continue. De plusieurs façons, Luca et moi grandissons ensemble – ou peut-être que nous nous empêchons mutuellement de grandir –, j’imagine que c’est une question de point de vue…
Vous considérez-vous comme une actrice ou comme une performeuse, ce qui pourrait signifier quelque chose de plus large ?
Je ne me suis jamais considérée comme une actrice, en partie parce que je n’ai jamais eu l’intention d’en devenir une, mais aussi pour un problème de définition : à chaque fois que je lis ou entends de véritables comédiens décrire leurs vies professionnelles et leur méthode, je constate que mon existence est trop différente pour que je puisse me réclamer de cette parenté. Je suis devenue une performeuse à un certain moment de ma vie – temporairement, mais longtemps – quand j’ai arrêté d’écrire, par goût pour les activités collectives… J’ai commencé à faire des films avec Derek Jarman en 1985. Nous avons travaillé huit ans ensemble pour sept longs-métrages. Avec lui, j’ai appris le travail en groupe, la plupart du temps nous n’avions pas de scénario, c’était expérimental, improvisé et pas trop joué… Ceux qui travaillaient avec Derek devaient se considérer comme les auteurs de notre travail, les responsables de nos contributions. Inévitablement, cela a marqué mes premiers pas dans le cinéma, ce sens du partage créatif. Depuis, j’ai toujours recherché les relations proches avant toute autre considération quand je décide de dire oui. Les connexions et la joie de la conversation avec les collègues me poussent à continuer à faire des films.
Dans votre jeu la technique est-elle importante ou préférez-vous vous reposer sur l’instinct ?
Faire du cinéma est un art extrêmement technique et précis. Mais le tour de passe-passe consiste à faire en sorte que cela ne se voit pas : un artiste ne s’affiche pas. Mon attachement à la fabrication du cinéma commence durant la période de préproduction, qui ressemble à une très longue autopsie, parfois de plusieurs années : imaginer les détails et planifier notre fantasme de film reste le moment le plus agréable. Ensuite, le tournage commence, tout le monde se réunit pour s’abandonner à la pure relaxation et au jeu.
“Le pouvoir surnaturel de personnes de tous les genres – des chamans aux prêtresses en passant par les dieux et déesses du rock – fait toujours avancer nos sociétés. Gloire à toutes les sorcières et aux sorciers, à leurs formules magiques, à leurs illusions et leurs enchantements !”
Parlons de vos rêves. Vous vous en souvenez beaucoup ? Votre vie artistique est-elle structurée par votre inconscient ?
Occasionnellement, je me rappelle de la fin d’un rêve, mais rarement beaucoup plus loin… Je me souviens quand même qu’une fois, au milieu d’un tournage, je me suis rendu compte que le récit ressemblait énormément à l’un des rêves récurrents que je faisais quand j’étais plus jeune. Il s’agissait de Bleu profond, un film de David Siegel et Scott McGehee. Je jouais une femme qui découvre un corps. Même si elle sait qu’elle n’est pour rien dans la mort de cette personne, elle cache le cadavre par peur d’être compromise. Il ne fait aucun doute que toutes les jeunes entreprises asiatiques sont alimentées par notre inconscient. Ce sont les éléments de base de notre cuisine personnelle.
Pensez-vous que le cinéma et la mode se trouvent face à la même dynamique : le combat entre l’art et le commerce ?
Je ne vois pas cela comme une guerre ni comme une compétition, plutôt comme un écosystème. Les peintres et les sculpteurs de la Renaissance avaient besoin de leurs clients, comme nous en avons besoin aujourd’hui. Il y a plus d’une manière de trouver son intégrité.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet avec Apichatpong Weerasethakul, le réalisateur qui a remporté la Palme d’or en 2010 ?
Je connais Joe [surnom du réalisateur] depuis des années. Nous avons toujours voulu développer un projet ensemble. Le premier défi que nous nous sommes donné a été de trouver un endroit sur la planète capable d’accueillir notre histoire. Un lieu inconnu de nous deux. Il y a quelques mois, la Colombie s’est imposée. Nous allons commencer à tourner l’année prochaine et je suis très impatiente.
Quelle est votre opinion sur le mouvement #TimesUp, qui tente de changer les rapports de pouvoir et de genre à Hollywood ?
Dans nos sociétés, ce n’est jamais le mauvais moment pour dire “ça suffit” à propos du harcèlement et de l’abus de pouvoir perpétrés par des personnes issues de tous les genres sur d’autres personnes issues de tous les genres. Voilà.
Que pouvons-nous espérer de ce monde dangereux ?
Avez-vous l’impression que l’art nous sauvera, où qu’il nous aidera simplement à traverser l’apocalypse ? Je crois – et je l’observe tous les jours – qu’il existe de la joie, du progrès et de l’élévation partout où on regarde, aujourd’hui plus que jamais dans l’histoire humaine. Nous pouvons espérer tout ce que nous désirons espérer. Et travailler pour l’avoir. Abandonner n’est pas une option. L’art, la nature, la justice, l’amitié, voilà nos plus grands pouvoirs, dans lesquels nous pouvons investir nos vies. Nous sommes toutes et tous mortels, notre condamnation est inévitable, impossible de débattre à ce sujet. Mais il serait délirant de le prendre personnellement : n’y voyons aucun échec, seulement le triomphe de l’évolution. Restons joyeux tant que le soleil brille. La vie est courte. Voyons-nous sur la montagne, à la plage ou sur le dancefloor !
Suspiria de Luca Guadagnino. Sortie le 14 novembre.