Au commencement d’un film, d’un roman ou d’un album, il faut marquer les esprits. D’emblée, l’objectif est d’imaginer une introduction accrocheuse. Et cette année, Frédéric Bonnaud, le directeur de la Cinémathèque, a choisi Arnaud Desplechin (prononcer “dépleuchin” et non pas “dépléchin”) pour ouvrir la saga 2019-2020. Douze longs-métrages, un César et une filmographie vieille de trente ans : il est temps pour le musée du 7ème art de rendre hommage au réalisateur, chef de file d’un nouveau cinéma français maintes fois récompensé.
Le mercredi 28 août, il est 20 heures à Paris quand une centaine de personnes passent les portes de la salle de projection Henri-Langlois, la plus grande de la Cinémathèque française. Ce genre de salle, Arnaud Desplechin les connaît bien. À la fin des années 70, il est élève à l’IDHEC et s’enferme au cinéma, dévorant les films de Bergman, Truffaut ou Resnais. Alors qu’il n’a que 20 ans, il assiste à une leçon de cinéma du “maître”, Orson Welles. Le réalisateur de Citizen Kane s’adresse directement à l’auditoire : “Qui parmi vous souhaite exercer mon métier ?” Chacun lève la main sans la moindre hésitation. Orson Welles poursuit : “Qui parmi vous souhaite faire de l’entertainment ?” Seul Arnaud Desplechin se manifeste. Et, depuis trente ans, le cinéaste français réalise un divertissement de haut vol : tous ses films ou presque concourent pour la Palme d’Or.
Un cinéma autobiographique
Le sublime, sinon meilleur film du réalisateur, Rois et Reine (2004) ouvre la rétrospective à la Cinémathèque. Conte tragi-comique, le cinquième long-métrage du cinéaste réunit Emmanuelle Devos (Nora) et Mathieu Amalric (Ismaël) dans une histoire où les amants passent plus de temps à se déchirer qu’à s’aimer. À l’instar de celle d’Ingmar Bergman, la filmographie de Desplechin est faite de névroses, de séparations, de retrouvailles (amoureuses ou familiales), de crises de démence et de psychoses. Déjà, dans La Vie des morts en 1990 (son premier film), le réalisateur fait des tourments familiaux le noyau de son œuvre. Il poursuivra plus tard dans Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle) en 1996, Un conte de Noël en 2008 puis Trois souvenirs de ma jeunesse en 2015. Tiraillé par la question de la filiation, Arnaud Desplechin semble toujours vouloir revenir vers la genèse de la construction personnelle : l’éducation familiale.
Né à Roubaix en 1960, le cinéaste est le deuxième d’une fratrie de quatre. Son père, représentant de commerce et sa mère, femme au foyer devenue formatrice pour adultes, élèvent leurs enfants dans le Nord. En toile de fond, la pauvreté et les corons. L’aînée, Marie, devient écrivaine, Arnaud, cinéaste, et les jumeaux Fabrice et Raphaëlle embrassent respectivement des carrières de diplomate et de scénariste. Doté d’un grand appétit culturel, il aime côtoyer les gens de ce milieu et rencontre alors l’écrivaine Florence Seyvos, avec qui il aura un fils (né en 2006). Si la vie du cinéaste est parfois assimilée à celle des personnages principaux de ses films (tantôt Ismaël, tantôt Paul Dédalus), c’est dans leurs contextes familiaux que les protagonistes se révèlent aigris et jaloux. Mathieu Amalric en est l’interprète récurrent : il revient dans les films de Desplechin et s’impose comme un double du cinéaste.
Un véritable chef d’orchestre
Autre élément central dans l’œuvre du cinéaste : la direction d’acteurs et, in fine, la formation du tandem Desplechin/Amalric. En 1996, le jeune Mathieu Amalric interprète Paul Dédalus dans le deuxième long-métrage du cinéaste roubaisien, Comment je me suis disputé…(ma vie sexuelle). Dans les traits d’un trentenaire en pleine rupture amoureuse, Arnaud Desplechin imagine un personnage torturé, qui fait figure d’alter égo. En parfait double fictionnel, Mathieu Amalric devient, de film en film, l’acteur fétiche d’un réalisateur en quête d’un interprète de lui-même. En résulte une collaboration au long cours (Rois et Reine, Un conte de Noël, Les Fantômes d’Ismaël) dans laquelle l’un sublime le talent de son acteur et l’autre donne vie aux personnages d’un cinéaste sur la voie de l’excellence.
Si Arnaud Desplechin a nourri le cinéma français post-Nouvelle Vague, il a aussi fait émerger une génération de comédiens brillants. Emmanuelle Devos, Chiara Mastroianni, Thibault de Montalembert, Anne Consigny, Melvil Poupaud, Marianne Denicourt : tous ont accompagné le réalisateur dans sa filmographie. Comme Bergman, la notion de troupe est prépondérante dans l’œuvre du cinéaste français. Et c’est sans doute de son amour pour le théâtre qu’est né cette passion pour la famille d’acteurs. Fort d’une filmographie maintes fois primée, Arnaud Desplechin s’essaie à la mise en scène de théâtre en 2015 dans une adaptation du Père de Strindberg (à la Comédie-Française) et reviendra sur ces mêmes planches en 2020 avec Angels in America, adaptée de la pièce l’écrivain américain Tony Kushner (Prix Pulitzer en 1993).
À la croisée des genres
Adepte des drames familiaux, Arnaud Desplechin aborde pourtant tous les territoires cinématographiques. Il passe sans ciller du film d’espionnage (La Sentinelle en 1992) au western psychologique (Jimmy P. en 2013), en explorant le film noir social (Roubaix, une lumière en 2019) le thriller (dans La Sentinelle, encore), ou le film d’époque (Esther Kahn, en 2000). Desplechin s’empare aussi de plusieurs territoires géographiques : de Roubaix à Paris, en passant pas les États-Unis et Londres, sa filmographie voyage. Elle traverse les strates, passant d’un cocon familial bourgeois (Un conte de Noël) à ce que les classes populaires renferment de plus misérable (Roubaix, une lumière). Tout en décontraction, le cinéaste accompagne les acteurs professionnels au sommet de leur art (Léa Seydoux, Sara Forestier, Roschdy Zem, Mathieu Amalric) sans négliger les non comédiens. Dans Roubaix, une lumière, un personnage est un juge de la ville du Nord, certains y sont policiers et d’autres de simples habitants.
Finalement, la mort s’impose comme fil conducteur dans l’œuvre d’Arnaud Desplechin. Comme Téchiné et Bergman l’ont fait avant lui – dans Les temps qui changent (2004) et Sarabande (2003) – le réalisateur roubaisien sublime l’intimité familiale torturée (quelle que soit son contexte social) et accouche d’un cinéma qui célèbre la vie.
Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin, actuellement en salle.
Rétrospective Arnaud Desplechin, jusqu'au 19 septembre à la Cinémathèque française.
Bande annonce de “Roubaix, une lumière” d'Arnaud Desplechin.