NUMÉRO : Vous êtes sidérante, fracassante de beauté… mais vous n’en avez pas marre qu’on vous dise ça toutes les cinq minutes ?
MONICA BELLUCCI : Les compliments, on n’en fait jamais assez. Dans la vie, on subit tellement d’insultes et d’attaques qu’un mot gentil, de temps à autre, ne peut pas faire de mal.
Vous rendez-vous compte de votre propre beauté, ou êtes-vous épouvantée lorsque vous vous apercevez dans la glace le matin ?
Je ne pense pas à ça. Il est difficile de se rendre compte de l’effet que l’on provoque chez les gens. Personnellement, j’en suis toujours étonnée.
J’imagine que vous n’arrêtez pas de vous faire draguer… par les pères de famille lorsque vous emmenez vos enfants à l’école, par les coursiers Deliveroo lorsque vous commandez une pizza, par les rares stewards hétéros lorsque vous prenez l’avion…
Les propositions qui vous arrivent en pleine lumière ne sont jamais dérangeantes, et vous pouvez toujours les gérer. Les attaques les plus dangereuses sont celles qui sont souterraines. Les sourires et les compliments qui sont en fait malveillants et empreints d’une mauvaise énergie sont bien plus dangereux, car il faut savoir les reconnaître.
Quels sont les avantages et les inconvénients d’être aussi sublime ?
Oh, Madonna ! Sublime, carrément ! Les inconvénients ? Comme l’a dit Oscar Wilde : “La beauté n’a que cinq minutes de vie si vous n’avez pas d’autres atouts pour soutenir la curiosité.” Et puis vous savez, être jolie, lorsqu’on est comédienne, c’est tout de même d’une banalité affligeante. Vous en connaissez beaucoup, vous, des actrices repoussantes ? Si j’étais une astronaute, ce serait déjà plus original.
Avez-vous cherché par vos choix cinématographiques audacieux à vous défaire de l’archétype de la “femme-objet” ?
Non. Disons qu’il y a toujours ce léger complexe chez une femme au physique avantageux de se montrer crédible en tant que comédienne. Pour moi, c’était doublement problématique parce que j’ai débuté en tant que mannequin. Double saut mortel. Comme si la beauté créait une sorte de masque qui empêchait les émotions de transparaître. C’est là un préjugé qui est encore très répandu. Pour preuve, votre question. Lorsqu’une belle femme tient un rôle marquant, on dira d’elle : “Ah, elle est audacieuse”, mais on n’ira jamais jusqu’à dire qu’elle joue bien.
Vous avez dit que vous aviez “la beauté du diable”, qu’entendiez-vous par là ?
Je faisais allusion au passage à l’âge adulte, qui s’applique aussi bien à une femme qu’à un homme, d’ailleurs. La beauté du diable, c’est une expression que j’ai apprise en France, qui évoque la jeunesse, avec toute la fougue et la fraîcheur qu’elle procure. Une forme de folie et d’arrogance, de détachement aussi. Lorsqu’on vieillit, on ne peut plus utiliser cette forme de beauté pour se défendre, se protéger. Il arrive toujours un moment où il faut faire face à ses défauts. Et, en général, c’est à ce moment précis qu’on dira finalement d’une comédienne qu’elle a du talent. Comme si la folie, l’arrogance et le manque d’empathie l’avaient jusque-là noyé.
Quand avez-vous senti que vous étiez passée à l’âge adulte, justement ?
J’espère bien ne jamais le faire. Passer à l’âge adulte est à mes yeux d’une tristesse absolue. En tant que comédienne, c’est l’enfant qui est en moi qui reste ma principale source de créativité, qui me donne envie d’avancer, de prendre des risques. Cet enfant intérieur doit toujours être là, intouchable, sinon il n’y a plus de création.
En quoi le fait d’avoir des enfants vous a-t-il changée ?
Chacun le vit à sa façon, c’est très personnel. Mais vous savez, ce n’est pas parce que vous avez des enfants que vous êtes obligé de changer pour autant. Ce sont les médecins qui vous disent ça. En ce qui me concerne, le fait de devenir mère de famille a tout bouleversé. Et pour cause : je suis italienne, et du coup, je suis bourrée de complexes judéo-chrétiens. En Italie, pour une femme, faire des enfants relève du devoir divin. Et il est vrai qu’aujourd’hui ils sont une priorité dans ma vie.
Quel rôle incarnez-vous dans le très attendu Twin Peaks: The Return de David Lynch ?
Je ne peux rien dévoiler, il va falloir que vous découvriez la série par vous-même.
N’est-elle pas déjà on line ?
Je ne sais pas, j’ai vu David Lynch hier soir, qui m’a dit : “Tu verras.”
Tu verras quoi ?
Ce que je fais dans la série, c’est vraiment un moment qui s’appelle l’amour du cinéma. C’est un instant un peu onirique…
Forcément.
Voilà, et si j’ai immédiatement accepté le rôle, c’était bien évidemment pour faire partie d’une expérience menée par David Lynch. Finalement, mon rapport au cinéma s’est toujours passé de cette manière : je peux tourner cinq minutes avec Rebecca Miller, comme je peux, tout aussi bien, tourner quatre ans avec Emir Kusturica. Je passe d’un extrême à l’autre. Pour preuve : je viens tout juste de participer au projet de Niccolò Ammaniti, un écrivain italien, et cela m’a pris un jour de travail. Ce qu’il m’a demandé de faire était tellement barge que je ne pouvais pas refuser. Les projets les plus intéressants sont comme des mosaïques où chaque pièce a son importance. C’est de cette façon que je conçois le cinéma.
Comment avez-vous fait pour décrocher le rôle dans Twin Peaks ? C’était sur casting ?
C’est David Lynch qui m’a appelée. J’ai passé l’âge de faire des essais. Ce qui a ses avantages et ses inconvénients.
Avez-vous tourné dans la cultissime “chambre rouge” de la série, avec ses rideaux de velours et son sol à chevrons ?
Non.
Où avez-vous tourné la série ? À Los Angeles ?
Non.
À Paris ?
…
O.K., moving on, pourquoi le tournage d’On the Milky Road d’Emir Kusturica a-t-il duré quatre ans ?
Pour deux raisons. D’une part, nous ne tournions que l’été, et d’autre part, Emir m’a très gentiment permis de mener d’autres projets en parallèle pendant le tournage. J’ai toujours adoré le cinéma de Kusturica, c’est un metteur en scène que j’ai découvert avec Le Temps des Gitans. Lorsque j’ai vu ce film, je me suis dit que c’était un chef-d’œuvre absolu qui marquerait à jamais l’histoire du cinéma. J’ai toujours eu un respect immense pour le travail de Kusturica, et quand il m’a appelée pour tourner avec lui, j’étais folle de joie. Il m’a expliqué la trame du film au téléphone, mais ce n’est que bien plus tard, lorsque j’ai finalement reçu le scénario, que j’ai découvert à ma grande surprise que j’étais censée incarner une femme serbe. Ce qui m’a un peu inquiétée, au début, mais je me suis fait violence et je pense très franchement que le jeu en valait la chandelle.
Je n’ai pas tout compris au film, mais en même temps, je n’ai rien compris à Matrix Reloaded non plus. Sans doute est-ce parce que je suis débile mental.
Non, je ne crois pas. On the Milky Road est un film très particulier qui se dessine sur fond de guerre des Balkans, un univers qui est cher à Kusturica. Mais il y a également le côté poétique de cet amour qui unit ce couple mûr, comme on en voit si peu au cinéma. Ces deux personnes ne sont plus toutes jeunes, elles n’attendent plus rien de la vie, mais elles redécouvrent malgré tout l’amour, la sexualité et la sensualité au moment magique où elles se rencontrent.
En tant que comédienne, dans quelle mesure êtes-vous soumise à la volonté du réalisateur, et dans quelle mesure lui tenez-vous tête ?
Il s’agit toujours d’une participation active de la part du comédien, dans la mesure où c’est lui qui décide de collaborer ou non au projet. En général, vous savez déjà si vous voulez faire partie de l’aventure avant même que le scénario ne vous tombe dans les mains. Après, on peut toujours se tromper.
En termes de scénarios, quel est le pourcentage de sombres merdes qui vous tombent dans les mains ?
Plus on vieillit, et plus on reçoit des choses intéressantes. La sélection se fait naturellement avec le temps. Quand vous êtes jeune, vous recevez tout et n’importe quoi, mais il y a un moment où les réalisateurs cernent mieux la direction créative que vous avez choisi de prendre et ils se gardent bien de vous proposer des rôles que vous allez de toute évidence refuser.
En quoi l’industrie du cinéma a-t-elle changé depuis vos débuts ?
Aujourd’hui, il y a les séries télé. C’est ça la différence. Les séries ont pris une ampleur incroyable. J’ai même fait une série américaine, Mozart in the Jungle, qui était une très belle expérience pour moi en tant que comédienne, car j’ai vraiment pu m’exprimer. D’ailleurs quand je l’ai doublée en français et en italien, le directeur de tournage m’a dit : “Quel dommage que ce ne soit pas pour le cinéma !” Mais pour moi, ce n’est pas vraiment un sujet. Quand je vois ma fille qui regarde des films sur son portable, je me dis que c’est une autre manière de regarder des fictions. Nous avons basculé dans un autre monde.
Pourquoi pensez-vous que les séries télé ont pris une telle importance ?
Cela vient du fait qu’aujourd’hui, de manière générale, les gens ne sortent plus de chez eux pour consommer, se divertir ou acheter des choses. Tout se fait par Internet.
Pensez-vous que c’est une bonne chose ?
Pas forcément. À force, nous risquons de finir autistes.
Qu’avez-vous pensé de l’affaire Netflix au dernier Festival de Cannes ? Quel était le problème exactement ?
On reprochait à Netflix de ne pas faire du cinéma, au sens propre du terme. Mais Cannes est avant tout un festival de communication, et ne pas accepter qu’un film soit sélectionné simplement parce qu’il n’est pas diffusé en salles me paraît un peu réducteur. C’est comme se voiler la face par rapport aux bouleversements qui chamboulent actuellement l’industrie du film, et se couper du monde en faisant la politique de l’autruche.
Comment ont-ils réussi à vous faire surgir du matelas, droite comme un “i”, pile entre les cuisses de Keanu Reeves, dans le magistral Dracula de Francis Ford Coppola de 1992 ?
Ce n’était pas tant un rôle qu’une fugace apparition. Cela dit, elle vous a clairement marqué si vous m’en parlez encore trente ans plus tard ! Cette femme vampire qui arrive au bord du lit… une femme vampire, ça veut dire ce que ça veut dire…
Et ça veut dire quoi exactement ?
Ça veut dire ce que ça veut dire ! [Rires.]
Bref, pour en revenir à ma question, vous étiez sur une sorte de plateforme hydraulique placée sous le lit ?
Exactement. Puis j’émergeais de sous les draps pour embrasser Keanu Reeves, que j’ai également eu l’occasion d’embrasser dans Matrix, faut-il le rappeler ?
Avec la langue ?
Non, mais vous avez bien vu que lorsque j’ai embrassé Alex Lutz lors de la cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes, tout le monde n’y a vu que du feu. Il y a même des mecs qui m’ont abordée dans la rue en me disant : “Monica, Monica, j’embrasse mieux qu’Alex !”
Comment fait-on pour être élue maîtresse de cérémonie au Festival de Cannes – deux fois, de surcroît ?
Thierry Frémaux [le délégué général du Festival de Cannes] m’a appelée et m’a dit : “On a pensé à toi, on serait très heureux que tu fasses partie de l’aventure.” Et moi de lui répondre : “Jeanne Moreau l’a fait deux fois, et Isabelle Huppert aussi, alors je ne vois pas comment je pourrais refuser !”
Est-on censé assister aux projections lorsqu’on est maîtresse de cérémonie ? Ou passe-t-on dix jours à siroter des piña coladas sur la terrasse du Martinez ?
J’avoue ne pas être restée. J’ai deux enfants à la maison, du coup, je m’y suis rendue pour les cérémonies d’ouverture et de clôture, ainsi que pour la soirée des 70 ans du Festival. Voilà.
Vous étiez membre du jury en 2006. Comment se passent les délibérations ? Vous cloîtrez-vous tous dans une suite de l’Eden Roc pour vous concerter en ricanant et en vidant le minibar ?
Ah, ce sont des discussions très puissantes.
Et si quatre membres du jury votent pour le Ozon, et les quatre autres pour le Dolan, comment faites-vous ? Vous tirez à la courte paille ?
Lorsque je faisais partie du jury en 2006, il n’y avait pas assez de prix pour tous les films qui en méritaient. À tel point qu’il a fallu que l’on nomme des ex aequo. Parfois, j’étais triste de voir certains cinéastes repartir les mains vides alors que la qualité de leur film était époustouflante. Ce qui veut aussi dire que la sélection est excellente.
Pourquoi le Tout-Croisette ne parlait-il que de vos tétons cette année ?
J’espère qu’ils ont aussi parlé d’autre chose. Il est vrai que cette année la presse s’est beaucoup attardée sur la transparence de certaines tenues. Il y avait des robes qui mettaient vraiment en valeur la féminité des actrices !
En parlant de féminité, vos seins sont superbes. On peut en parler ?
Oh, mon Dieu ! Vous êtes drôle ! [Rires.]
De nombreuses actrices dénoncent la raréfaction des rôles pour les comédiennes de plus de 50 ans… Êtes-vous de cet avis ?
Je ne suis pas d’accord. Quand je regarde le film de Kusturica, par exemple, je vois bien que mon physique a complètement changé depuis l’époque où je jouais dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, Irréversible, Malèna ou encore La Passion du Christ. Je n’ai plus cette “beauté du diable” dont on parlait plus tôt. Mais avec ce nouveau corps, je peux raconter d’autres histoires. Je n’aurais jamais pu faire On the Milky Road il y a vingt ans, car la femme que j’incarne, Mlada, a une telle puissance intérieure, un tel passif, et elle est tellement attachée au sol – même si elle vole – que je n’aurais pas pu lui donner vie sans les rides autour de mes yeux. J’aurais été fausse et le film n’aurait pas été pareil.
Vous revendiquez-vous comme féministe ?
Qu’est-ce que ça veut dire, d’abord, féministe ? Souvent, derrière l’homme qui se comporte mal, se cache une mère qui l’a mal éduqué.
Vous êtes très féminine, à défaut d’être féministe. On vous imagine un peu comme Donatella Versace passant vos journées dans des bains d’huiles essentielles semés de pétales de rose et de bougies flottantes.
Si seulement ! Malheureusement, je n’ai pas beaucoup de temps pour moi, je dois m’occuper de mes enfants et j’ai un emploi du temps de ministre. Je me fais masser le visage à l’occasion, je fais de l’acupuncture et du Pilates, mais voilà, c’est à peu près tout.
Vous n’êtes donc pas quelqu’un de narcissique ?
Sans doute le suis-je un peu, sinon je ne ferais pas ce métier.
Réalisation: Irina Marie, Assistant réalisation : Fernando Damasceno. Coiffure : John Nollet, Suite 101, hôtel Park Hyatt, Paris-Vendôme. Maquillage : Letizia Carnevale chez B Agency. Numérique : Dope Paris. Retouche : Janvier. Production : Iconoclast Image