Un jour de février 2017, sa silhouette bouleversée a grimpé les marches menant à la scène des César. Le meilleur espoir féminin, c’était elle, pour son surgissement coriace et lumineux dans Divines, le premier long-métrage de sa sœur Houda Benyamina. Un film de filles et de banlieue rarissime dans le contexte français, déjà récompensé
par la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2016. Même celles et ceux qui n’avaient pas encore vu sa prestation ne pouvaient que reconnaître ce soir-là l’évidence d’un caractère, d’un visage à la détermination puissante, d’une émotion à fleur de peau. Oulaya Amamra a marqué les esprits et c’est une personne à la fois fidèle à cette image et entièrement nouvelle que nous rencontrons dans un café parisien. Trois ans ont passé depuis sa révélation et la jeune femme de 24 ans a préféré avancer piano depuis son prix. Elle a joué dans Le monde est à toi de Romain Gavras puis dans L’Adieu à la nuit d’André Téchiné, avant de retrouver ce printemps un peu plus de lumière : héroïne de la série Vampires pour Netflix, elle intègre pour la première fois l’univers de Philippe Garrel, héraut du cinéma d’auteur français venu de l’underground des années 60-70. Le film, entièrement tourné en noir et blanc, s’appelle Le Sel des larmes. Un trio amoureux sombre et vénéneux.
“Picasso disait que sa politique, c’était son pinceau. Moi, ce sont mes films. Par ses choix et ses refus, on s’exprime. J’ai envie de tracer ma route de cette manière, en choisissant les metteurs en scène et en gardant ma curiosité.”
La drôle de rencontre entre le réalisateur septuagénaire et l’actrice en devenir a eu lieu sur les bancs d’une des écoles françaises les plus renommées : le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Garrel y enseigne. “J’ai commencé ces études juste aprèsDivines, parce que c’est une formation complète, des alexandrins au clown. On a toujours besoin d’apprendre... J’estime qu’on peut comparer les acteurs et les actrices à des sportifs de haut niveau. On doit travailler sans arrêt nos instruments, le corps et la voix. On ne va pas dire à un athlète qui va tenter les JO d’arrêter de progresser après une belle performance. Avec les acteurs et les actrices, c’est pareil. C’est le travail d’une vie.” Plutôt que de profiter de l’aura que lui avait conférée le buzz Cannes-César, Oulaya Amamra s’est donc plongée dans son art. “Cela m’a aidée à digérer Divines qui avait été un moment fort, avec beaucoup de chahut intérieur. J’avais 19 ans, mais j’étais, Dieu merci, super bien entourée par ma sœur, mon agent... Le Conservatoire, que je termine cette année, a été comme une bulle de protection qui m’a permis de choisir les projets sans forcément surfer sur la vague. L’année suivant Divines, j’aurais pu jouer dans quatre films, mais je n’en avais pas vraiment envie. Je savais qu’il ne s’agissait pas d’un aboutissement.”
“Divines” – Bande-annonce
La maturité qui s’exprime, pas si fréquente chez les comédiennes ou les comédiens en début de carrière, saute aux yeux quand on discute avec la native de Viry-Châtillon, qui pèse ses mots et s’enflamme dès qu’il s’agit d’évoquer le cœur de son travail. De ce point de vue, sa rencontre avec Philippe Garrel a transformé sa vision. “Je l’ai connu quand j’étais étudiante en première année. Il était prof de cinéma et nous faisait travailler des textes comme La Maman et la Putain de Jean Eustache. Alors qu’il avait déjà écrit le scénario de son nouveau film, il a commencé à nous faire passer des auditions en cherchant l’alchimie, le bon binôme... Cela va très vite. C’est oui ou non. Aujourd’hui, dans le cinéma, on prend souvent deux acteurs parce qu’ils sont bons. Mais je trouve primordial de tester une chimie entre deux personnes, qui se verra à l’écran.” Être choisie pour tenir l’un des rôles principaux dans Le Sel des larmes a secoué la jeune comédienne dans ce qu’elle croyait attendre du cinéma. “Quand je regardais les films de Philippe, je me disais toujours qu’il faisait un art d’un autre temps, assez conservateur, avec cette voix off... Comme s’il y avait moi d’un côté et lui de l’autre. Mais quand on se retrouve à l’intérieur, c’est à l’échelle humaine. Philippe traque les sentiments les plus simples et profonds. L’écart apparent avec notre quotidien est en fait une force. Je pense que dans vingt ans, ses films résonneront encore.”
“J’ai d’abord eu peur, parce que Netflix représente l’industrie... Mais je me suis dit que je ne pouvais pas refuser d’avoir des pouvoirs, de me transformer physiquement... Pour une actrice, c’est jouissif de sortir du réel.”
La petite troupe s’est retrouvée à travailler tous les samedis pendant plus d’un an, jouant le film en entier comme une pièce de théâtre, pour intégrer de manière intime les mots et les sentiments. Alors que la plupart des cinéastes réduisent le temps de préparation pour se consacrer d’abord au tournage, Garrel fait le contraire. Le tournage est l’aboutissement d’un long processus où les scènes se tournent en une seule prise et dans l’ordre chronologique du scénario. Chaque soir, l’équipe visionne les rushs montrés sans aucun son – le film est tourné sur pellicule – et l’histoire reprend sur le plateau le lendemain matin... “Philippe Garrel est connu pour ne faire qu’une prise, mais pourquoi ? Parce qu’il se dit – et c’est vrai – que la première prise donne du présent et de l’instantané. Quand on coupe et qu’on se remet en place, une énergie se perd. Après, j’ai aussi travaillé avec Houda Benyamina, ma sœur, qui, dans Divines, multipliait les prises jusqu’à en tourner soixante-dix. Je comprends aussi qu’on veuille épuiser quelque chose pour arriver à un lâcher-prise. Ce sont deux écoles différentes, qui me parlent toutes les deux.” Oulaya Amamra sort alors un carnet qui ne la quitte presque jamais, où elle note des idées, des phrases prononcées par ceux avec qui elle travaille, pour que les inspirations ne s’évaporent pas... “Un jour, j’aimerais bien transmettre et écrire un livre avec toutes ces expériences retenues grâce aux metteurs en scène. J’aurais trop aimé savoir ce qu’Antoine Vitez ou Claude Régy disaient aux acteurs. Celles et ceux que j’ai croisés, j’inclus la réalisatrice Marie Monge qui a travaillé sur la série Vampires, racontent au fond la même chose avec des images différentes.” Quand on lui demande de citer un exemple, elle choisit une phrase prononcée par Garrel à propos du jeu et de l’écoute : “Quand l’autre parle, au lieu de te dire : ‘C’est à moi de parler’, tu dois te dire : ‘C’est à moi de comprendre.’” Elle explique ce qui l’a touchée. “J’ai appris qu’il faut se penser comme une lumière pour l’autre acteur. Écouter, c’est aussi une présence.”
“Vampires” | Bande-annonce
La présence (à l’écran, au monde) est peut-être un mystère, mais un mystère travaillé, façonné chaque jour. Oulaya Amamra n’arrêtera jamais d’être étudiante, au sens profond du terme. Être actrice l’a traversée depuis une représentation du Malade imaginaire de Molière à la Comédie- Française, où Catherine Hiegel jouait Toinette. C’est dans l’association Mille visages, créée par sa sœur Houda, qu’elle a fait ses premiers pas, avant ses 10 ans. Elle y donne aujourd’hui des cours. Elle habite donc plusieurs mondes à la fois. Des mondes qui souvent ne se rencontrent pas, surtout dans le milieu encore sclérosé du cinéma français. Sa présence dans la série Netflix Vampires est une étape supplémentaire dans son art du grand écart. Avec le très prometteur Dylan Robert ou encore Suzanne Clément et Aliocha Schneider, elle y joue une adolescente de Belleville découvrant les émois de la chair en même temps que son goût possible pour le sang... “J’ai d’abord eu peur, parce que Netflix représente l’industrie... Mais je me suis dit que je ne pouvais pas refuser d’avoir des pouvoirs, de me transformer physiquement... Pour une actrice, c’est jouissif de sortir du réel. Quand j’étais petite, je regardais Buffy contre les vampires, qui m’a bercée. De Philippe Garrel à Vampires, c’est vrai qu’il y a un monde. Sur la série, on recevait parfois les textes seulement la veille... J’ai fait un saut dans le vide.”
La suite devrait sourire à Oulaya Amamra, même si elle sait, peut-être plus que d’autres, que ses choix demandent une attention radicale. L’éventail des rôles pour une jeune femme venue de banlieue n’a pas toujours l’ampleur souhaitable. Elle raconte comment un metteur en scène de théâtre réputé lui a proposé une audition pour l’adaptation contemporaine d’une pièce majeure du répertoire français. Il avait décidé que le frère de ce personnage mythique aurait aujourd’hui participé aux attentats du Bataclan. “Pour moi, c’était non. Pourquoi jouer ça ? C’est frustrant. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des rôles qu’on m’a proposés, où tu te dis : ‘Non !’ Dans les choix et les refus, on s’exprime. Il me semble qu’on peut voir autre chose de moi que la surface. J’ai envie de tracer ma route de cette manière, en choisissant les metteurs en scène et en gardant ma curiosité. Picasso disait que sa politique, c’était son pinceau. Moi, ce sont mes films.” Interrogée sur les pas timides mais réels effectués par le cinéma français en direction d’une plus grande diversité de points de vue, l’actrice exprime son espoir. “Ce n’était pas du tout le cas il y a dix ans. Ladj Ly avec Les Misérables, ma sœur Houda Benyamina, c’est fou ce qui leur est arrivé. Et en même temps, des gens comme Philippe Garrel s’ouvrent aussi, la preuve, j’y suis ! On peut rêver au Conservatoire, à la Comédie-Française, il y a toute une génération de jeunes talents avec Dylan Robert, Kenza Fortas... Ça va être de plus en plus beau et de plus en plus grand. Les portes s’ouvrent, on est dans la meilleure époque pour ça. Notre place, on l’a.”
Le Sel des larmes de Philippe Garrel. Sortie reportée (initialement le 8 avril).