25 août 2023. Le célèbre cinéma Le Grand Rex à Paris est en ébullition. Et pour cause, les onze drag queens de la deuxième saison de l'adaptation française de RuPaul's Drag Race, Drag Race France, se réunissent une dernière fois, devant un public, pour élire la nouvelle reine du drag français. Sur scène, la féline Keiona affronte alors le dramatique Sara Forever (dont le nom à la ville est Matthieu Barbin et qui se genre au masculin). Un combat de titans qui se clôture sur une victoire explosive de Keiona.
Mais le danseur et performeur français Sara Forever a marqué cette finale avec une performance véritablement lé-gen-daire et poétique. Sur les rythmes tonitruants du tube Titanium (2011) de David Guetta et Sia, la drag queen, âgée de 34 ans et originaire de la banlieue de Bordeaux, apparaît dans un look immaculé lors d'un lip synch. Une cape blanche monastique à capuche recouvre en effet une combinaison aux seins coniques. Quand il presse sa poitrine, en plein milieu de la chanson, un flot d’encre bleu vient tapisser le tissu. Un moment fort qui est aujourd’hui encore largement repartagé sur les réseaux sociaux.
Sara Forever, une drag queen française ultra mode
Il faut dire qu’au fil des épisodes de la saison 2 de Drag Race France, le très ironique Sara Forever nous a habitués à un univers mode inspiré. On retient notamment un mètre ruban géant enroulé autour de son corps.
Tandis que la troisième saison du programme vient d’être lancée ce 31 mai 2024, avec Nicky Doll, Daphné Bürki et le DJ et producteur Kiddy Smile en présentateurs, Sara Forever se confie à Numéro à propos de son retour à l’écran et sa tenue arborée très symbolique - élaborée par le créateur de costumes français Aymerick Zana - pour l’occasion.
L'interview de Sara Forever, finaliste de la saison 2 de Drag Race France
Numéro : Pouvez-vous décrire votre tenue imaginée pour la saison 3 de Drag Race France ?
Sara Forever : La tenue suggère la puissance dans l'imaginaire collectif que nous avons de la royauté mais également sa fragilité et son aspect purement symbolique. C'est notamment pour cela qu'on a voulu, avec le créateur Aymerick Zana, mettre en avant des éléments tels qu'un col fraise inspiré de la mode élisabéthaine, qui fait aussi référence à Marie Stuart, reine d’Écosse. C'est aussi le cas de la traîne, élément classique de l'époque qui vient appuyer le côté drama de cette silhouette. Les chaussures, dessinées et réalisées en impression 3D par Giovanni Zocchetta, reprennent les arabesques typiques des chaussures d'époque. J'ai aussi voulu parler de l'après Drag Race, des possibilités qui s'offrent à moi et de mon désir d'écrire une nouvelle page. C'est un hommage à tout ce que j'ai pu réaliser grâce aux gens qui me soutiennent depuis l'émission, à ce que nous avons parcouru ensemble, et à ce qui nous reste à écrire. D'où ce look basé sur des matériaux blancs, recouverts de peinture. Une partie du corps est aussi recouverte de blanc, comme si la tenue venait s'incruster dans la peau. J'avais très envie d'évoquer quelque chose en construction, en mouvement, d'où l'aspect organique de cette tenue.
Aymerick Zana : La page blanche a été le point de départ de notre réflexion. Il me semblait intéressant d’apporter une dimension flamboyante en évoquant la royauté, les personnages de reines. C’est aussi un clin d’œil à Drag Race qui est une course à la couronne. La silhouette est composée d’éléments inspirés par les costumes élisabéthains et les pliages de papier que nous faisions étant enfant. Amoureux de l’architecture du vêtement, j’ai trouvé intéressant de travailler à partir de matériaux bruts, comme une esquisse : de la toile à corset, de la gaze, de la percale. Comme Sara est une queen, j’ai eu l’envie d’apporter de la texture à travers la peinture qui vient couvrir la matière de manière irrégulière, comme si c'était une pièce inachevée ou plutôt, un work in progress. Pour compléter cet imaginaire, une plume géante, étincelante de strass, comme un bijoux qui contraste avec le côté brut de la silhouette.
“La mode, c'est le miroir de ce qui est en jeu dans les sociétés, des luttes, des modèles qu'on cherche à imposer et de l'exposition des corps aussi.” Sara Forever
Pensez-vous qu’une drag queen doit absolument avoir une vision mode et savoir coudre ?
Sara Forever : Cela rejoint ce débat permanent autour de ce qui différencie les artisans des artistes. Je pense qu'il est essentiel qu'une drag queen ou qu'un drag king ait une vision de ce qu'il souhaite représenter, distordre, moquer, défendre, et cela passe par la mode. Notre art a une grande force : il permet les rencontres, notamment des rencontres qui ont lieu grâce à la mode. Mais on n'est pas obligés de savoir tout faire. Ce qui est important, c'est de savoir ce que tu veux dire et où tu veux emmener les gens.
Que représente la mode pour vous ?
Sara Forever : C'est un théâtre en constante évolution, qui permet, par les moyens qui y sont mis et les talents qu'on y trouve, de soulever des montagnes en termes de prouesses techniques mais aussi de raconter des histoires, de retranscrire une sensation, un imaginaire. Venant de la scène contemporaine, j'ai souvent vu des pièces renforcées dans leur portée poétique grâce à la mode. La mode, c'est le miroir de ce qui est en jeu dans les sociétés, des luttes, des modèles qu'on cherche à imposer, de l'exposition des corps aussi. C'est dans ce sens que, pour moi, la mode peut être un levier politique. Ce que je préfère, en mode ? Vivienne Westwood, Rei Kawakubo, Elie Saab, la collaboration Jean Paul Gaultier/Régine Chopinot pour leur collection spectacle "Le défilé", qui m'a longtemps inspiré, la poésie de Robert Wun, Rick Owens et McQueen bien sûr.
"Je pense qu'il est important que chacun œuvre pour notre art (le drag), et défende notre communauté à l'endroit où il le souhaite." Sara Forever
Que retenez-vous de votre expérience dans l'émission Drag Race France ?
Ça m'a permis de me rendre compte de ce que je pouvais accomplir. Je ne soupçonnais pas la force qui était en moi. J'ai aussi pu rencontrer un public, que j'aime tellement et qui me soutient. J'ai l'impression qu'on va pouvoir faire plein de choses ensemble et j'en suis ravi. Et puis ça m'a donné l'opportunité de rencontrer des gens avec qui je collabore encore maintenant et qui m'ont beaucoup enrichi en partageant leurs connaissances, leurs visions. Je suis très fier qu'ils ou elles soient à mes côtés. La saison 2 de Drag Race France m'a offert des armes solides pour continuer mon parcours d'artiste. C'est notamment grâce à l'émission que je suis capable de présenter un nouveau spectacle en solo à l'automne 2024, intitulé Dynasties, qui sera en tournée un peu partout en France.
Votre dernier lip sync au Grand Rex lors de la finale est souvent repartagé sur les réseaux sociaux (notamment à l’international). Pensiez-vous que le look que vous portiez (avec son explosion d'encre) aurait un impact aussi important ?
On a vraiment pensé et travaillé ce look à travers l'idée de la performance. Je voulais exprimer à quel point Drag Race et plus généralement la scène, me permettent de sortir ce qui est enfoui, en puisant du matériel intime pour que ça traverse les gens. Il est beaucoup question du dedans et du dehors sur scène. Dans le contexte d'une finale, en plus, c'était important d'évoquer ce qu'on pose sur scène, ce qu'on laisse comme traces. J'ai l'impression d'avoir sorti mes tripes et au passage, ça a taché la robe de Nicky Doll. Comment rêver mieux ? Ça a touché les gens et c'est ce qui a permis à ce look d'avoir autant d'impact. Je voulais parler de moi, mais si on imagine un look en partant du principe qu'il fera parler de lui, on passe à côté.
La culture drag entre dans le mainstream notamment avec la présence de Keiona dans l'émission Danse avec les stars...
Je pense qu'il est important que chacun œuvre pour notre art et défende notre communauté à l'endroit où il le souhaite. Cet art doit être entendu et respecté. Mais la culture drag pourra, autant qu'elle le souhaite, entrer dans la culture mainstream, elle sera toujours une culture qui parle de nos luttes, faite avant tout par et pour les personnes queer. Si cet art a une portée universelle et se retrouve accaparé par la culture de masse, tant mieux, ça nous rend plus visibles. Cependant, aujourd'hui on nous sourit, mais demain ? Il faut rester vigilant. En tout cas, quand je regardais l'émission Drag Race France, j'étais fier d'être qui je suis.
La saison 3 de Drag Race France est diffusée en streaming sur france.tv depuis le 31 mai 2024.