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15 Comment Demna Gvasalia électrise-t-il l'héritage de Balenciaga?

Comment Demna Gvasalia électrise-t-il l'héritage de Balenciaga?

MODE

Depuis 2015, le grand créateur Demna Gvasalia renouvelle avec brio le vocabulaire de la maison Balenciaga. Devenu l’idole de la génération Z grâce à son streetwear et son prêt-à-porter novateurs, le directeur artistique présentait en juillet dernier sa première collection haute couture, s’adressant aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Un défilé exceptionnel dans lequel il réinterprétait, avec un immense talent, l’héritage de Cristóbal Balenciaga.

Demna Gvasalia par BFRND
Demna Gvasalia par BFRND
Demna Gvasalia par BFRND

NUMÉRO : Votre enfance en Géorgie a-t-elle été heureuse ?

DEMNA GVASALIA : J’ai grandi dans le monde soviétique, où toutes les formes d’expression étaient restreintes et où la mode n’existait absolument pas. Tout le monde portait les mêmes vêtements. Puis, quand j’avais environ 10 ans, l’Union soviétique a éclaté et une guerre civile a suivi. Mon enfance a donc été un moment très instable, avec des hauts et des bas. C’est pourquoi j’ai toujours recherché une forme de stabilité, et c’est probablement ce qui m’a motivé à m’installer en Suisse. J’avais besoin d’un endroit qui me donne un sentiment de sécurité, où je ne serais pas inquiet si je marche dans la rue la nuit. J’ai connu des situations un peu intenses à Paris, car, au début, je ne connaissais pas la ville, et bien sûr il faut apprendre ses codes. Aujourd’hui, j’aime venir à Paris pour mon travail, parce que je sais que je peux retourner dans ma forêt en Suisse tout de suite après.

 

Quel était votre environnement lorsque vous étiez adolescent dans la Géorgie postsoviétique ? Avez-vous assisté à la naissance de subcultures underground ? 

Pour être honnête, à cette époque j’ignorais tout des subcultures. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je me rends compte qu’elles existaient. C’était très excitant de vivre mon adolescence dans ce monde postsoviétique, car tout à coup une tonne d’informations nous arrivait : la musique, les films, la mode, la culture visuelle venue d’Occident. Tout cela a eu un énorme impact sur moi. J’ai découvert la musique gothique, le hip-hop et les différentes cultures vestimentaires qui y étaient associées. Cela a donc été une époque très riche, beaucoup plus heureuse que mon enfance, et ce malgré les guerres et les événements politiques tragiques. 

 

Est-ce que la culture occidentale était pleinement adoubée par la jeunesse ?

Oui ! Quand j’ai eu mon premier jean Levi’s à cinq poches, par exemple, cela a été un événement pour tout mon quartier. Les gens voulaient le regarder parce qu’ils n’avaient jamais vu un jean américain auparavant. Et pour moi qui aimais déjà les vêtements et la mode, mon adolescence a été un âge d’or, j’ai fait tant de découvertes. Je pensais que tous les vêtements étaient fabriqués par une seule usine, puisque tout le monde portait la même chose. Je ne savais même pas qu’il existait des créateurs de mode. Et tout à coup, j’ai découvert les magazines de mode. En fait, nous n’avions pas accès aux versions originales, mais à des copies pirates des magazines, des CD et de toute la culture de l’Ouest, qui étaient vendues Gvasalia au marché noir. Et nous n’avions pas Internet, donc je cherchais activement tous les moyens d’avoir accès à ces informations. J’avais l’impression d’avoir vécu dans une cave toute ma vie, de n’avoir jamais vu la lumière du jour. 

 

Quand avez-vous su que vous étiez homosexuel ? Et quel impact cela a-t-il eu sur votre vie ?

Je pense que je l’ai toujours su, mais il m’a fallu un long temps pour l’accepter, parce que j’ai grandi dans un pays où la mentalité était très homophobe, et l’est encore, malheureusement. Je suis donc resté dans le placard jusqu’à mes 20 ans environ. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai émigré : je savais que je ne serais pas libre dans mon pays. Mais j’ai aussi été confronté à de l’homophobie dans les rues de Paris, ainsi qu’en Suisse. Malheureusement, je pense que nous vivons dans une époque qui, à cet égard, est pire que la précédente. Là d’où je viens, on peut même se faire tuer parce qu’on est homosexuel. J’avais même peur de ma propre famille. Aujourd’hui, je travaille dans la mode où l’homosexualité est censée être tout à fait acceptée, mais même là, je ressens parfois de l’homophobie. Il arrive que nous soyons confrontés à des personnes de pouvoir qui sont assez conservatrices et très étroites d’esprit envers les gays. J’essaie donc d’utiliser ma mode comme une plateforme pour évoquer cette question, car, à mes yeux, elle est importante. Je le fais à travers mes créations, et par différentes actions, en soutenant des organisations qui viennent en aide aux jeunes LGBTQI+. Le monde actuel est difficile, violent, et il l’est tout spécialement envers les minorités. 

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Vous vous êtes décrit récemment dans une interview comme un “weirdo” [“type étrange”] et un solitaire. Avez-vous le sentiment d’être aujourd’hui enfin à votre place ?

Je pense que j’ai été un weirdo et un solitaire toute ma vie. Aujourd’hui comme lorsque j’étais plus jeune. Simplement, à 40 ans, j’accepte enfin d’être différent, de ne pas avoir la même idée que tout le monde de la beauté, du style ou du luxe. Cela me va, car c’est la personne que je suis. Il y a dix ans encore, c’est une chose que j’essayais de combattre parce que j’étais jeune et que mon ego était encore énorme. Je ne voulais pas être un weirdo, je pensais que ce n’était pas bien. Aujourd’hui, je sais que c’est mon superpouvoir. En Suisse, les gens me font parfois des réflexions à cause de mon look, mais je m’en fiche. Comme la société essaie de placer chacun dans une case, on se sent seul quand on n’entre pas dans ces catégories. Mais cela vous rend aussi plus fort, cela fait de vous un survivant. Je n’ai jamais été à ma place nulle part, ni à l’Académie royale d’Anvers, ni à Paris quand je suis arrivé : j’étais ce réfugié bizarre qui voulait travailler dans la mode. Bon courage… 

 

Quand vous avez travaillé chez Maison Martin Margiela, l’approche de la maison, à la fois conceptuelle et artisanale, a-t-elle été un repère fort pour vous ?

Martin Margiela n’était déjà plus dans la maison quand j’y ai travaillé, mais j’ai découvert la mode qu’il avait faite, et j’ai admiré son approche de la beauté, à laquelle je pouvais m’identifier. Le fait qu’il trouve belles des choses qui ne sont généralement pas considérées comme telles m’a conforté vis-à-vis de la place que je pouvais avoir dans la mode. 

 

La mode parisienne peut parfois être conservatrice, avez-vous eu ce sentiment à vos débuts ?

En effet, quand j’ai emménagé à Paris, j’ai découvert beaucoup de choses que je n’ai pas aimées. Il faut dire qu’en règle générale, je n’aime rien. Mais j’aime le style français, plus que la mode française. En France, il y a une façon de porter les vêtements qui n’existe nulle part ailleurs. C’est pourquoi j’aime travailler pour une maison basée à Paris, et je donne ma propre interprétation de cet esprit français. Ce qui ne me plaît pas vraiment, c’est l’idéal bourgeois et conservateur qui surgit parfois en France. Mais d’une manière générale, le manque de style est universel, c’est comme une autre pandémie mondiale, et il n’y a pas de vaccin contre celle-là. 

 

Votre label Vetements proposait une sorte de contre-système de la mode. Aviez-vous pressenti, lorsque vous l’avez créé, qu’il aurait un tel impact sur l’industrie ?

Je n’avais pas du tout cette intention. J’ai commencé Vetements parce que j’étais frustré et en colère. J’avais travaillé dans plusieurs maisons de mode, tenu des postes prestigieux, et je me demandais : “C’est ça, la mode ?” Je me sentais très restreint, je ne croyais pas à ce que je faisais. J’ai donc commencé Vetements en premier lieu pour être fidèle à moi-même, à mes désirs. J’avais besoin de proposer ma mode. J’ai simplement suivi mon instinct, ma fascination pour le pouvoir transformatif de la mode. Ensuite, Vetements est devenu une marque et un business, c’est pourquoi je l’ai quitté. Ce n’était plus un rêve, un idéal. Lorsque l’argent commence à affluer dans des contextes conceptuels et créatifs, il est très difficile de rester fidèle à ses idéaux. 

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Aviez-vous conscience du fait que vous étiez en train de questionner certaines valeurs de base du système même de la mode, comme les notions d’original et de copie ? 

J’en avais conscience. Mais je n’ai pas fait Vetements pour renverser ou questionner des valeurs. Je voulais être juste, pertinent. Je travaille dans une industrie où tout le monde s’inspire de tout le monde. Nous avons tous un moodboard où est épinglé le travail d’un autre designer, mais on préfère essayer de faire croire qu’on a inventé le denim Stretch, par exemple. Or, je suis une personne très honnête. Je n’allais donc pas prétendre que j’inventais quoi que ce soit. J’ai été le premier à avoir cette honnêteté – et j’espère que je ne serai pas le dernier. Cette démarche a eu un retentissement phénoménal sur Internet, car nous vivons dans une ère digitale. Mais je n’ai fait qu’appuyer sur les boutons sur lesquels personne ne veut appuyer, parce c’est douloureux. Je pense qu’il faut par fois accepter de ressentir de la douleur afin d’être guéri de son mal. Et si c’était à refaire, je referais la même chose. 

 

Chez Balenciaga, vous avez tout de suite appliqué des attitudes couture sur des pièces techniques. Aviez-vous le sentiment que les codes anciens n’ont plus de sens ? 

La maison est riche de l’héritage de Cristóbal Balenciaga. Son travail est fondateur, il a posé de nombreuses bases pour la mode d’aujourd’hui. Quand je suis arrivé chez Balenciaga, je ne réalisais pas à quel point son héritage était énorme, mais j’avais bien conscience d’habiter la maison d’un autre. Je n’avais pas l’intention de prétendre être lui. Je suis Demna, et j’avais besoin de créer une fusion de son travail et du mien. Parmi ses inventions fondatrices, figure cette attitude qu’il a inscrite dans les vêtements : elle découle directement de l’architecture de ses pièces. Comment traduire cette attitude aujourd’hui ? Il fallait parler aux gens d’aujourd’hui, créer un vocabulaire de mode contemporain dans le contexte de la maison Balenciaga. Donc oui, j’ai proposé des doudounes ou des jeans à cinq poches. À l’heure actuelle, il est dif ficile de por ter une robe de chambre, mais beaucoup plus facile de porter une doudoune à col basculé vers l’arrière, qui permet de se sentir cool tout en ayant l’attitude couture impulsée par Cristóbal Balenciaga. 

 

Les tee-shir ts et les baskets sont souvent considérés par les créateurs comme des déclinaisons commerciales de leurs collections. Chez Balenciaga, ces pièces sont devenues des statements mode de toute une génération. Prenez-vous du plaisir à les concevoir, ou s’agit-il d’une obligation ? 

Quand je suis arrivé chez Balenciaga, je ne me suis pas dit : “Je dois concevoir une basket et un tee-shirt pour la collection commerciale.” J’ai voulu proposer un vestiaire mode qui parle aux générations actuelles. Je voulais avoir un tee-shir t Balenciaga et une basket Balenciaga, parce que c’est ce que por tent les gens. Je suis une personne très pragmatique quand je construis mes collections. Et quand je sors dans la rue, au restaurant, au cinéma, je vois des personnes qui por tent des tee-shir ts et des baskets. Je pense que mon travail, chez Balenciaga, est donc d’of frir une meilleure version de ces pièces. La première basket que nous avons proposée était assez expérimentale, nous avons vraiment voulu créer une silhouette. Elle a eu un tel succès qu’elle a impacté mon parcours chez Balenciaga, mais aussi toute l’industrie : aujourd’hui toutes les maisons de luxe proposent des baskets. 

 

Le monde de l’art vous adore, et vous êtes proche d’Anne Imhof et d’Eliza Douglas (qui défile pour Balenciaga). Par tagez-vous avec ces deux ar tistes une mentalité commune, une même vision du monde ? 

 

Je ne suis pas sûr que le monde de l’ar t m’adore… j’ai toujours le sentiment d’être un outsider où que je sois. Mais mon approche de la mode est en effet assez conceptuelle, j’ai besoin de ces concepts pour réfléchir, pour rire, pour questionner les choses. J’ai beaucoup de chance d’avoir des personnes comme Anne et Eliza dans ma famille Balenciaga, elles m’inspirent énormément. Nous par tageons bien sûr cer taines similarités du point de vue de nos états d’esprit. J’adore pouvoir échanger avec des personnes comme elles, cela me donne de l’espoir dans le potentiel de la création. Car nous par tageons ce désir de vouloir toujours faire quelque chose de nouveau, d’avancer sans cesse. Et nous sommes aussi, bien sûr, des personnes qui cherchent des satisfactions esthétiques, que nous fassions de l’ar t, de la mode, de la per formance ou de la musique. 

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

Balenciaga haute couture automne-hiver 2021

 

 

 

 

 

Était-ce un rêve pour vous, dès votre arrivée dans la maison, de relancer la couture chez Balenciaga ? 

Je n’en rêvais pas, mais je pensais qu’un jour je serais peut-être assez confiant pour le faire. Puis c’est venu de façon naturelle, parce que j’aime sortir de ma zone de confort, et que je pense que ma mission, aujourd’hui, est de montrer d’où vient la mode de Balenciaga. Car certains de nos clients actuels croient que la maison est née en 2015. J’ai donc pensé qu’il était temps de raconter l’héritage de Balenciaga, son importance pour la mode et pour la culture de façon générale. J’avais un peu de temps et de disponibilité d’esprit, le moment était donc venu de créer une vision pour la couture, qui rejaillirait ensuite sur toute la maison. 

 

Était-ce une évidence pour vous de montrer la collection dans les anciens salons couture de la maison, que vous avez fait restaurer de façon à recréer leur apparence d’antan ?

Au début, non, parce que les salons n’existaient plus ! [Rires.] Je tenais à ce que nous revenions dans notre adresse historique : Balenciaga est avenue George-V, pas rue de Sèvres. C’est dans ce bâtiment que Cristóbal venait chaque matin après être allé à l’église. Et c’est là que sont conservées les archives. Je tenais donc à présenter la collection dans ce lieu, mais pour recréer les lieux tels qu’ils étaient à l’époque de Cristóbal Balenciaga, nous avons dû faire beaucoup de recherches. 

 

Avez-vous le sentiment que la nouvelle génération, qui adore la mode, connaît la couture et a un appétit pour elle ? 

Cette génération est consciente des enjeux de la consommation durable. Elle aime la mode, mais elle ne veut pas acheter une nouvelle pièce chaque jour et la jeter. La couture repose sur une façon de consommer extrêmement responsable. Ses prix élevés sont dus à la quantité et à la qualité de travail nécessaires pour la produire. Notre département couture m’a dit que beaucoup de jeunes personnes sont venues passer commande. Les pièces sont chères, certes, mais ces personnes sont peut-être prêtes à acheter moins par ailleurs pour se concentrer sur un seul très beau vêtement. Cette génération est avide de changement, d’éthique, et la couture montre la voie, elle montre comment la mode pourrait fonctionner. Mon travail, en tant que créateur, est de mettre en oeuvre cette conversation avec la jeune génération. 

 

Les mannequins marchaient en silence, vouliez-vous revenir à la solennité rituelle des défilés couture des années 50 et 60 ? 

Je voulais surtout me connecter à Cristóbal Balenciaga, qui travaillait dans le silence complet. Je recherchais une forme de pureté : il ne devait s’agir que de ces hommes et de ces femmes qui portaient ces vêtements que nous avions mis un an à élaborer. C’était aussi très beau d’entendre enfin leur bruissement, plutôt que le “boum boum boum” des bandes-son de défilés. C’était une cérémonie, presque une forme de liturgie, connectée à l’Église, à Cristóbal Balenciaga, à son catholicisme austère. Aussi, je me disais que dans la mode nous avions besoin de silence, car il y a trop de brouhaha, de name dropping, de bruit de fond sans intérêt. C’était presque comme une minute de silence pour l’héritage de Cristóbal Balenciaga, mais aussi pour la mode. Taisez-vous tous, et regardez-vous dans la glace. De façon positive, bien sûr. Nous avons besoin de nous reconnecter à des choses qui ont du sens. 

 

Votre collection incluait des silhouettes pour les hommes, du denim, des trenchs, un vestiaire exhaustif. Est-ce nécessaire pour rendre la couture contemporaine ? 

Je pense que oui. J’ai introduit des pièces pour hommes parce qu’il est important, si je commence une nouvelle conversation via la couture, de ne pas la cloisonner à un seul genre. Et je me sentais un peu jaloux quand nous avons commencé à travailler sur la collection. Je me disais : “Et moi alors ?” Nous avons un département de sur-mesure, donc une femme peut acheter les pièces masculines. Certains hommes aussi demandent des pièces de la collection féminine à leurs mesures. L’inclusivité est nécessaire si l’on ne veut pas que la couture soit une vieille chose poussiéreuse. Traditionnellement, la couture ne concerne qu’une toute petite clientèle très sélective. Comment la rendre plus accessible ? Certains clients nous demandent comment se faire faire les pièces s’ils ne peuvent pas venir à Paris dans nos salons. C’est une question encore ouverte, sur laquelle nous travaillons. Pour moi, ces pièces doivent être disponibles pour tous ceux qui peuvent se les offrir. Si on économise pendant un an sur les tee-shirts et les baskets, on peut peut-être se payer une belle pièce couture qu’on gardera toute sa vie. 

 

Nous avons tous déjà hâte de découvrir la prochaine collection couture. 

Merci, maintenant nous avons tant de temps pour la produire que je ne peux y croire. Je vais pouvoir pousser les choses plus loin. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai décidé de ne présenter la couture qu’une fois par an. Je ne veux pas m’imposer un stress semblable à celui que j’ai avec les autres collections. Peut-être que c’est ça le luxe ultime dans la mode : le temps. 

Ressentez-vous parfois une forme de frustration dans le monde de la mode, qui passe probablement totalement à côté de vos concepts ? 

[Rires.] “Frustration” est un mot intéressant, car j’ai fait cinq ans de psychothérapie pour essayer d’apaiser mon sentiment d’être toujours incompris. Mais après ces années de thérapie, quelque chose de nouveau s’est produit : je veux juste travailler. J’ai compris que la seule chose que je puisse faire, c’est d’expliquer mon travail. Aujourd’hui, je me sens comme un canal, un instrument utilisé par des forces créatives pour réaliser cer taines choses. Je ne veux rien prouver à qui que ce soit, et je ne demande de reconnaissance à personne. Si je me suis senti mal pendant si longtemps, c’est parce que quand on pense en dehors des sentiers battus, qu’on aime rebattre les car tes, les retourner, on crée de l’inconfort chez les spectateurs. J’ai donc souffert pendant sept ou huit ans dans la mode. Peut-être qu’aujourd’hui, si j’étais compris, j’en ressentirais de la frustration. Mon challenge n’est peut-être pas celui-là, mais simplement de continuer à faire avancer la mode. 

 

Vos défilés sont souvent très novateurs, depuis la captation à 360 degrés de votre tout premier, jusqu’à votre décor immergé qui a fait couler beaucoup d’encre. Les shows sont-ils pour vous une occasion d’expérimenter ?

J’ai toujours été intéressé par la scénographie, j’ai même pensé un moment que je concevrais plus tard des décors pour le cinéma. J’adore mettre en scène des expériences. Le défilé est donc une occasion parfaite pour montrer sa créativité et passer un message. J’ai besoin, dans ce domaine aussi, de renouvellement. Avec la pandémie, je comprends à quel point le défilé est important. On peut présenter des shows digitaux, mais l’énergie des quinze minutes d’un défilé physique est irremplaçable. Il s’agit aussi de créer des souvenirs, et je ne pense pas qu’on puisse le faire avec un film montrant une collection. Je n’oublierai jamais certains des défilés que nous avons proposés, j’étais jaloux de ne pas pouvoir les voir comme le public. 

 

Pour présenter votre collection automne-hiver 2021-2022, vous avez fait développer un véritable jeu vidéo. Était-ce un projet qui vous tenait à coeur depuis longtemps ?

J’ai toujours souhaité faire ce type d’expérimentation, mais je savais que c’était difficile d’un point de vue technologique. Lorsque la pandémie est survenue et qu’elle nous a empêchés de présenter des défilés physiques, j’ai pensé que c’était le bon moment. Bien sûr, c’est une idée très complexe à mettre en place, même en 2021. Il nous a fallu plus de six mois de travail intense pour développer ce jeu, mais j’ai adoré ce challenge, car il s’agissait de créer tout un monde dans un espace entièrement vierge : il faut penser jusqu’au moindre détail, jusqu’à la moindre feuille sur un arbre. Et la trame du jeu était quelque chose qui me tenait personnellement à coeur. Elle était inspirée du célèbre livre de Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages – un essai de mythologies comparées. 

 

Peut-on dire qu’à travers votre travail sur des archétypes et des personnages, vous construisez votre propre mythologie ? 

J’espère que c’est le cas. Les mythes et leur signification me fascinent véritablement. Je ne peux pas dire que j’explore cela dans la mode parce qu’il s’agit d’une activité très terre à terre, très matérialiste. Mais à mes yeux, la mode a un aspect psychologique qui la lie à la mythologie : les vêtements transforment la perception que vous avez de vous-même. J’en ai fait l’expérience toute ma vie. La mode permet de se créer un personnage que l’on n’est peut-être pas, mais à travers lequel tout le monde nous perçoit. Si vous portez un uniforme de police, des vêtements de skateur ou un costume sur mesure, on vous considère tel quel. C’est pourquoi j’aime créer tous ces personnages, parce que la mode a une sorte de magie transformative, même si elle ne construit pas une mythologie.