Depuis qu’il a pris les rênes de Burberry, Riccardo Tisci repense et revisite l’ADN de l’institution britannique en lui insufflant une nouvelle pertinence en prise sur son temps. Pour ouvrir sa création sur le futur, le directeur artistique avait d’abord mis en œuvre un message en deux parties : ses collections homme et femme étaient constituées de deux moitiés ciblant chacune une génération : celle des “parents”, des bourgeois élégants, ladies ou gentlemen dans l’âme ; et celle des “enfants”, la fameuse “gen Z” mixant allègrement streetwear et tailoring, et misant particulièrement sur l’attitude. En tant qu’Italien, Riccardo Tisci voit clairement l’identité britannique de Burberry comme une marque en soi, un objet culturel désirable dont le monde entier peut souhaiter s’attribuer les qualités. Une histoire multistrate où se croisent les punks, la culture rave, le performeur Leigh Bowery, mais aussi la famille royale, avec ses palais londoniens et son château en Écosse. Cette richesse, Riccardo Tisci l’avait perçue lors de ses études au Central Saint Martins College, à l’époque où la prestigieuse école faisait pousser comme par magie le meilleur de la création de mode, des designers porteurs d’une vision et d’une exigence sans concession, affûtés à l’extrême, voire poussés dans leurs derniers retranchements par la célèbre directrice de la section mode (depuis disparue), Louise Wilson.
C’est donc avec son œil d’outsider éveillé, et avec l’empreinte indélébile qu’il a laissée dans la mode au cours de ses douze années passées chez Givenchy, que Tisci a débarqué chez Burberry en 2018. Sur son CV figuraient alors plusieurs faits d’armes : rassembler sous l’étendard d’une maison de mode des icônes aussi diverses que Madonna, Beyoncé et Jay-Z, la performeuse Marina Abramovic ou encore Donatella Versace – pourtant elle-même directrice artistique d’une maison de mode concurrente. Avoir proposé un prêt-à-porter féminin luxueux, sombre, dramatique, aux lignes aiguisées et richement orné, revisitant parfois l’iconographie catholique et empruntant souvent les procédés de la haute couture. Avoir importé et développé, dans la mode masculine, la culture streetwear déclinée dans de beaux matériaux – il sera d’ailleurs le premier directeur artistique d’une maison de luxe à collaborer avec Nike pour une collection capsule. Ou encore, avoir inventé le culte des imprimés millésimés, que les fans s’arrachent dès leur arrivée en boutique, comme des collectors.
Avec son quarantième anniversaire célébré en 2014 pendant trois jours à Ibiza, et rassemblant personnalités de la mode et de la pop music (un événement que l’on pouvait suivre en temps réel au fil des selfies sur Instagram), Riccardo Tisci s’affirmait, au-delà d’un créateur, à la fois comme un fragment et comme un collaborateur indispensable de la culture de son époque. D’ailleurs, c’est bien lui qui, en 2011, signait la couverture de l’album Watch the Throne, réunissant deux forces majeures du rap, à l’époque encore à leur pic créatif : Kanye West et Jay-Z. Depuis, le terme même de “collaboration”, souvent réduit à “collab”, est devenu un TOC de notre époque où la mode, à force de se démocratiser, s’est massifiée et enchaînée volontairement aux “likes” d’Instagram. Comment écrire le futur de notre industrie dans une ère amnésique et saturée de propositions diverses, plus éphémères que jamais ? Et comment réagir à la pandémie actuelle, qui redéfinit nos priorités, nos désirs et nos habitudes ? C’est visiblement à ces questions que Riccardo Tisci a tenté de répondre ces derniers mois. Tout d’abord via sa campagne “festive” de fin d’année, accompagnant la collection éponyme et recoupant deux genres très populaires aujourd’hui : le film de mode, qui présente une collection, et le film de danse. Croisant avec succès ces deux exercices de style, la campagne célébrait le talent et l’énergie de la jeune génération. Pour ce faire, deux collectifs français, les réalisateurs de Megaforce et les chorégraphes de (La)Horde – étrangers à la culture britannique comme Riccardo Tisci – se voyaient chargés de mettre en scène deux phénomènes so British : les averses fréquentes et parfois franchement hostiles, et le tartan de Burberry, accoutumé depuis les années 20 à essuyer la pluie et la grêle.
Devant les caméras de Megaforce – les brillants réalisateurs auxquels on doit nombre de publicités et de clips, parmi lesquels le célèbre Bitch Better Have My Money de Rihanna – quatre danseurs, Kevin Bago (photographié dans ces pages), Robinson Cassarino, Chantel Foo et Zhané Samuels bondissaient de la rue à la plage, esquissant un grand mouvement joyeux et libérateur. Guidés par (La)Horde, ils inventaient une danse spontanée vouée à éviter, dans un mouvement réflexe, les énormes blocs de glace, ajoutés en postproduction, qui tombaient du ciel et menaçaient de les écraser. Alliant grâce, peps et humour, le film parvient à capter l’énergie et l’attitude d’une génération plus hardie que celles qui l’ont précédée, qui se réapproprie avec naturel les codes historiques de Burberry. “Nous avons eu une présentation de la marque, et de ce qu’elle voulait transmettre dans cette nouvelle campagne”, explique Clément Gallet, l’un des quatre membres de Megaforce. “Ils nous ont raconté qu’à l’origine de l’histoire de la maison, Thomas Burberry avait créé des tenues imperméables qui avaient servi à des explorations dans l’Arctique, et aussi à l’armée. Donc il y avait l’idée de se libérer des conditions météorologiques. D’autre part, comme il s’agissait de la campagne ‘festive’, le film devait être joyeux. En recoupant ces deux idées, ‘être festif’ et ‘se libérer des contraintes météorologiques et de l’adversité’, nous en sommes venus à Singing in the Rain. Dans cette célèbre comédie musicale, Gene Kelly danse sans se soucier de la pluie qui tombe sur lui. Nous avons transformé les gouttes d’eau en une métaphore de l’adversité, parce qu’en 2020 le monde a traversé une épreuve particulièrement difficile. Nous voulions donc montrer une adversité qui n’atteint pas le héros, que nous avons transformé, cette fois, en un groupe de héros, un groupe d’amis.”
Au-delà d’un simple travail de commande, les chorégraphes de (La)Horde ont pensé ce projet de film comme une collaboration artistique réunissant leurs talents, ceux de Megaforce et ceux de Riccardo Tisci : “Quand nous travaillons avec la mode, ce qui nous intéresse ce sont les créateurs et leurs visions qui habillent les corps. Dans toutes les collaborations que nous avons faites jusqu’à présent, cette dimension a toujours été importante pour nous. Dans le cadre de cette campagne, il y avait la possibilité de travailler avec les membres de Megaforce, qui étaient nos héros quand nous étions étudiants ; et aussi avec Riccardo Tisci, dont nous suivons le travail depuis longtemps. Cette campagne était davantage une réunion d’artistes qu’une commande publicitaire.”
'It’s about that fearless spirit and imagination when pushing boundaries.” Riccardo Tisci.
Comme pour une partie des habitants de la planète, la pandémie, accompagnée des restrictions de mouvements et d’activité qu’elle a entraînées, a marqué un moment de pause et de réflexion pour Riccardo Tisci. Confiné en Italie, au bord du lac de Côme, avec sa mère, le créateur a pris le temps de faire un bilan de sa vie, et surtout, il a pris le temps de rêver en imaginant la collection du printemps-été 2021. “J’ai songé à un été anglais où l’on accueille les éléments. Marcher en trench-coat sur la plage où se mêlent le sable et l’eau. Je pensais aux habitants de cet espace, comme le gardien du phare, je pensais à une histoire d’amour entre une sirène et un requin, une romance née dans l’océan et poursuivie sur la terre ferme.” Pourtant, c’est l’ambivalence de la nature, à une époque où le réchauffement climatique et la perte de biodiversité menacent notre monde d’un changement radical, qui se fait jour dans la mise en scène du défilé, diffusé en livestream le 17 septembre dernier. Cette dernière voyait Riccardo Tisci renouer avec la crème de la crème de l’art de la performance. Après sa chère amie et collaboratrice Marina Abramovic, c’est l’Allemande Anne Imhof, lauréate notamment du Lion d’or à la Biennale de Venise de 2017, qui proposait ici un concept de défilé performatif. Fidèle à ses œuvres où des groupes de très jeunes adultes s’adonnent à des rituels silencieux et déconcertants, dans des atmosphères plus ou moins inquiétantes, Anne Imhof imaginait avec Riccardo Tisci une déambulation de mannequins dans une forêt édénique. Alors que tout pouvait laisser croire à une balade, la présence d’hommes en costume noir qui leur emboîtent le pas (comme des agents de sécurité) instille un début d’angoisse, confirmé lorsque les jeunes arrivent dans une clairière où ils et elles se dressent sur des pilotis pour observer un étrange ballet d’autres jeunes en uniforme blanc... le tout alors qu’Eliza Douglas, muse d’Anne Imhof, délivre un concert de noise rock à la fois planant et agressif. Pleine de découpes et de boutures fusionnant plusieurs vêtements, et créant des pièces hybrides très avant-gardistes, la collection renoue avec le riche symbolisme qui marque la patte de Riccardo Tisci : “J’ai utilisé la figure du cercle, qui est effectivement très symbolique, poursuit le créateur. Je voulais parler ici de renouveau, de repousse, du cercle de la vie. La collection s’appelle In Bloom parce qu’elle évoque la régénération, le dynamisme de la jeunesse qui, comme la nature, sait se renouveler en permanence.” Les imprimés, les couleurs des vêtements de marin (orange et bleus) se mêlent aux résilles et aux éléments inspirés des filets de pêche.
Pour cette jeunesse qui échange sans complexe les codes masculins et féminins, et qui assume la beauté de pièces parfois très fortes et recherchées – une robe noire vaporeuse imprimée du visage fascinant d’une sirène à la peau en coquillages, un tee-shirt découpé sur les pectoraux pour attraper, par en dessous, la boucle d’une salopette –, Riccardo Tisci envisage un futur aux allures de récit mythologique où l’adversité et les esprits de tout genre seront certainement au rendez- vous... mais où la beauté saura sans doute triompher, quoi qu’il advienne.