La campagne Exquisite de Gucci par Alessandro Michele. Photos par Mert & Marcus
À la manière des grands maîtres du 7e art, Alessandro Michele, au sein de ses collections pour la maison Gucci, brouille les frontières entre fiction et réalité. Saison après saison les silhouettes qu'il imagine entremêlent références post-modernes et emprunts à l'histoire de l'art et déploient un univers peuplé de personnages singuliers, baroques et fantasques, mais terriblement ancrés dans notre monde contemporain. “Quand j’étais jeune, je ne désirais pas être designer de mode, mais créateur de costumes. On me demande encore souvent si je suis l’un ou l’autre et je suis toujours incapable de répondre. C’est cette ambiguïté qui me fascine. Mon travail est basé sur l’idée de ne jamais fermer une porte”, confiait Alessandro Michele à Numéro en 2021.
Après avoir réalisé une série avec Gus Van Sant en 2020 mettant en scène les égéries Gucci à l'instar des pop stars Billie Eilish et Harry Styles, et célébré l'âge d'or hollywoodien dans un défilé flamboyant à Los Angeles en 2021, le bouillonnant directeur artistique prouve une fois de plus sa passion pour le cinéma avec la campagne de la collection Exquisite, dévoilée au mois de février. Explorant le pouvoir fantasmagorique de la mode et l'émerveillement de la métamorphose, ce défilé prenait place dans un décor composé de miroirs, jouant sur la notion d'image (que l'on projette et qui se reflète), tandis que la collection, pensée comme une déclinaison autour du costume – qu'il soit formel, streetwear ou extravagant –, comprenait également une collaboration avec le label Adidas.
Aujourd'hui, Alessandro Michele explore l'esthétique hybride de sa collection Exquisite à travers une campagne dérangeante où ses créations prennent vie dans des films emblématiques du réalisateur américain Stanley Kubrick. “Ce réalisateur philosophique qui, mieux que quiconque, a su faire ressortir la magie de ce nœud inextricable par lequel le cinéma restitue la vie et la magnifie. Son approche expérimentale défie toute catégorisation possible. Plus précisément, chacun de ses films assimile la multiplicité des âmes : la dystopie rencontre la parodie, le drame devient comédie, l’horreur ressemble à un traité de psycho-philosophie, et le sentiment de vérité glisse vers l’étrange. Kubrick était avant tout un vrai sculpteur de genres : le réalisateur « hybride », en avance sur son temps. Sa capacité à construire des récits qui vont au-delà du sens, à repousser les frontières et à révolutionner les genres m’a toujours profondément inspiré”, commente le créateur dans un communiqué de presse.


Plongée dans l’horreur de “Shining” (1980)
L’hôtel Overlook, lieu iconique de Shining (1980) et théâtre de la plongée progressive dans la folie de l’écrivain en quête d’inspiration Jack Torrance – joué par le brillant Jack Nicholson –, devient un décor dans lequel déambulent les silhouettes Gucci, se mêlant subtilement à l’intrigue. La robe moulante rouge à trois bandes, réinterprétation d'un modèle Adidas porté par Madonna à New York dans les années 90, fait écho aux lignes de la salle de bain vert menthe au style seventies. Personne n'a oublié cette scène mythique où le petit Danny déambule sur son tricycle à travers l’hôtel, jusqu’à tomber nez à nez avec deux jumelles en robe bleu ciel. Ici, dans les couloirs à la moquette géométrique rouge foncé et orange, une figure en costume marron clair imprimé de boucles Gucci et bottines à lacets ornées de bandes émeraudes Adidas pousse le tricycle de l’enfant. Dans un autre plan, une femme, béret violet à bandes, boucles d’oreilles géométriques oversize dorées et sac Gucci Attache à la main, est adossée au papier-peint fleuri à côté des deux jumelles, dans une mise en scène inquiétante.


Mystère et opulence avec “Eyes Wide Shut” (1999)
Autour de silhouettes habillées de capes noires et portant des masques vénitiens rouge, blanc, noir et or, une femme aux cheveux blonds nous fixe d’un regard incandescent. Vêtue d’une fourrure camel et d’une superposition de colliers de perles habillant son décolleté subtilement dévoilé, elle flamboie au milieu de la noirceur d’une scène qui semble évoquer un rituel. On l’imagine comme un alter ego de l’actrice australienne Nicole Kidman dans l’énigmatique Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, où celle-ci donne la réplique au célèbre Tom Cruise, son mari à l'époque. Cette fable mystique où le rêve et la réalité se mêlent jusqu’à l’étouffement inspire ici le directeur artistique de Gucci, Alessandro Michele, qui propose une silhouette au glamour exacerbé contrastant avec la beauté froide du mannequin.


La folie pure dans “Orange Mécanique” (1972)
Sans conteste le film le plus controversé de Stanley Kubrick, Orange Mécanique provoque, à sa sortie en 1972, une vague d’indignation. Aussi choquant que fascinant, le long-métrage adapté d’un roman d’Anthony Burgess paru dix ans plus tôt met en scène le scandaleux et l’horreur de la violence à travers le personnage d’Alex, un psychopathe qui doit guérir de ses penchants grâce à un traitement consistant à le forcer à regarder en boucle des images insoutenables. Mêlant film de gangster, fable morale et critique acerbe de la société du début des années 70, le film reste dans les annales pour son âpreté – il est directement interdit aux moins de 18 ans et censuré dans certaines salles anglaises – mais également pour son style. De fait, le cinéaste, maître dans l’art de planter le décor, dessine à chaque film un univers tel qu’on n’en a jamais vu ailleurs. Ce qui lui a valu, d’ailleurs, de laisser une empreinte indélébile dans la culture populaire qui donnera même naissance à un type d’architecture ou de design “à la Kubrick”. Élément essentiel du film, le style du personnage principal, chic et androgyne, qui aurait même inspiré le chanteur David Bowie lors de la création de ses alter ego. C’est donc tout naturellement qu’Alessandro Michele a puisé dans les scènes où Alex atteint le climax de la démence, yeux écarquillés mais toujours tiré à quatre épingles, en veste de costume en velours blanc, bretelles et chapeau melon, lorsqu’il embarque ses camarades pour un voyage sans retour dans les tréfonds de la folie…


Voyage métaphysique avec “2001, l'Odyssée de l’espace”
Dans le sublime et métaphysique film de science-fiction 2001, l'Odyssée de l’espace, l’un des chefs-d'œuvres de Stanley Kubrick, des astronautes entreprennent un voyage vers Jupiter à bord du vaisseau Discovery One, suivant le signal émis par un monolithe qui a été découvert sur la Lune. Dans l'acte final du long-métrage, on suit les aventures de l'astronaute David Bowman “au-delà de l'infini”. Le directeur artistique de la maison Gucci, Alessandro Michele réinvente cette scène mythique en juxtaposant une silhouette féminine en robe de soirée verte ornée de tulle et le cadre blanc, froid et futuriste du film culte. Le voyage vers l’infini devient alors un voyage au bout de la nuit. Alessandro Michele confie dans un communiqué de presse à propos de cette rencontre poétique : “Et cette splendide robe de soirée ornée de ruchés légers en tulle enflamme le cadre aseptisé et dystopique de 2001, l’Odyssée de l’espace. Ce jeu de mises en situation entremêle les plans historiques, les références et les expériences. Le passé éclate dans le présent. Tout peut se transformer. Comme dans cette fameuse scène du chef-d’œuvre de Kubrick, où l’os devient vaisseau. Comme dans la vie. ”
La vidéo de campagne Exquisite de Gucci, au sein de laquelle Alessandro Michele met en scène ses créations dans des films de Stanley Kubrick.