NUMÉRO : Reprenons l’histoire depuis le début… vous avez grandi à Bruxelles, vos parents sont italiens. Est-ce par le biais de votre famille que vous vous êtes intéressé à la mode ?
ANTHONY VACCARELLO : C’est plutôt à travers l’imagerie de la musique des années 90 que je m’y suis intéressé : la collaboration de Jean Paul Gaultier avec Madonna, les vêtements de Gianni Versace dans un grand nombre de clips… Les musiciens sont ceux qui prennent le plus de risques en matière de mode, ils sont fascinants et inspirants, aujourd’hui encore.
Votre mode est bodyconscious, mais jamais outrancière. Est-ce votre part belge qui vous inspire ce subtil décalage ?
Probablement. En Belgique, à l’école de La Cambre, c’était toujours mal vu de tailler les vêtements trop près du corps. Il fallait créer du volume. Cette dualité est toujours présente chez moi. Mais j’ai l’impression d’être moins bodyconscious chez Saint Laurent, de faire des robes moins moulantes. Même l’asymétrie, je n’en ai pas fait depuis deux ans.
En prenant la direction artistique de Saint Laurent, vos silhouettes sont devenues plus lisibles, on les comprend d’un seul regard.
Effectivement, je voulais un style moins intellectuel car celui de la maison Saint Laurent est beaucoup plus direct. Yves Saint Laurent disait, à l’époque du space age, que les cosmonautes ne l’intéressaient pas. Il n’aurait jamais conçu une veste à trois manches. J’ai donc voulu que les vêtements soient reconnaissables au premier regard, c’est un challenge que je me suis imposé dès mon arrivée.
Yves Saint Laurent est un des plus grands couturiers, est-ce que la perspective de travailler pour sa maison vous a un temps intimidé ?
Intimidé non, attiré oui. Je ne me compare pas à lui, je n’essaie pas de faire des rééditions de ses pièces, car notre époque est différente de la sienne. Plutôt que de me focaliser trop sur les vêtements qu’il avait réalisés, je préfère penser à l’esprit Saint Laurent.
Quelle époque de sa carrière vous a le plus marqué ?
J’aime toutes les époques. Beaucoup de gens préfèrent chez lui les années 60 et 70, ce que je comprends car il a vraiment fait œuvre de rupture, il a proposé une nouvelle modernité. Ses vêtements étaient portés dans la rue, inspirés par la jeunesse. Mais j’ai bien aimé aussi les années 80 et 90, où il était peut-être moins influent mais n’en restait pas moins touchant dans ses hommages. Donc toutes ses périodes m’intéressent.
Les thèmes récurrents de vos collections sont le noir, l’or, une séduction assumée et le masculin-féminin.
Ce sont les aspects qui m’attiraient déja à l’époque où je développais ma propre maison, c’est donc ce qui me rapproche naturellement de l’esprit Saint Laurent. Les couleurs m’attirent également, mais je pense qu’elles interviendront plus tard. Je voulais commencer par une sorte d’esquisse, quelque chose de graphique. C’est d’ailleurs comme ça qu’Yves Saint Laurent a commencé lui-même, il adorait le noir. Au fil du temps j’aborderai différents aspects de son vocabulaire.
À votre arrivée, avez-vous rencontré M. Pierre Bergé ?
J’ai tenu à le rencontrer. Je voulais mieux connaître l’esprit Saint Laurent, et M. Bergé était bien sûr le gardien de cet esprit. Nous nous sommes vus régulièrement, nous déjeunions ensemble tout en débriefant mes défilés. C’était une personne très directe, il exprimait tout de suite ce qu’il aimait ou pas.
Comme ceux d’Yves Saint Laurent, vos vêtements se portent avec une certaine attitude : les mains dans les poches, avec des talons très hauts ou plats, rien entre les deux.
C’est très vrai. Je préfère travailler sur l’évolution d’un vestiaire plutôt que de proposer des choses radicalement différentes de saison en saison, et j’aime l’idée que les pièces puissent se mélanger. Mais M. Saint Laurent le faisait également, à sa manière. Quand il aimait une forme, il pouvait la garder, et la base restait souvent la même pendant plusieurs saisons et collections.
Vous travaillez beaucoup les contrastes de lumière sur le noir, le velours, le cuir…
Puisque j’aime tant le noir, je suis obligé de travailler les différences de textures, car sinon ce n’est plus compréhensible. J’aime introduire des éléments très Saint Laurent dans mon univers personnel. Je peux appliquer de la passementerie sur le velours. Les cuirs sont souvent lavés, patinés, car l’idée de relief et d’authenticité est importante chez Saint Laurent.
D’où vous est venue l’idée du final extraordinaire de votre défilé automne-hiver, avec cette succession de robes fleuries et colorées ?
Depuis trois saisons, j’aime penser à un final particulier pour mes défilés. Pour celui-ci en particulier, comme tous les passages étaient très sombres, j’aimais l’idée de terminer par un shot de couleurs. Un côté couture mauvais goût, des robes à n’en plus finir, le tout sur des filles très libres, habillées très court, les mains dans les poches. Des broderies, des bouillonnés, des épaules exagérées. Tout terriblement.
Depuis votre arrivée, vous avez aussi fait appel à des personnalités dans vos campagnes : Zoë Kravitz, Laetitia Casta, Vincent Gallo. Sans oublier Anja Rubik, qui vous suit depuis les débuts de votre propre marque. Est-ce important pour vous d’incarner l’univers de Saint Laurent ?
Oui, je trouve que c’est important, car la femme ou l’homme qui porte mes vêtements doit avoir le dessus. Choisir des égéries m’a paru évident dans l’histoire de la maison : c’est ce que faisait Yves Saint Laurent avec Betty Catroux, Loulou de la Falaise, etc. Je vois Saint Laurent comme un clan, un club d’adhérents. L’idée n’est pas de toucher un maximum de personnes, mais de toucher les bonnes personnes. Je ne fais pas d’effort pour rendre la marque populaire. Je produis beaucoup d’images, de vidéos pour communiquer sur la maison, car c’est contemporain. C’est par plaisir, et non dans le but de simplifier mon discours.
Qui s’est ajouté à votre clan depuis que vous avez pris la direction créative de Saint Laurent ?
Béatrice Dalle, Zoë Kravitz, Catherine Deneuve, Charlotte Casiraghi. Charlotte Gainsbourg et Lou Doillon, elles, étaient déjà très proches. Ce qui réunit ces femmes, c’est une forme de liberté. Elles se foutent de ce qu’on peut penser d’elles, et c’est ce que je trouve fascinant. J’aime associer la liberté à la maison Saint Laurent.
"Je vois Saint Laurent comme un clan, un club d’adhérents. L’idée n’est pas de toucher un maximum de personnes, mais de toucher les bonnes personnes. Je ne fais pas d’effort pour rendre la marque populaire. Je produis beaucoup d’images, de vidéos pour communiquer sur la maison par plaisir, et non dans le but de simplifier mon discours.”
Vous avez essuyé une réaction assez négative à l’une de vos campagnes où figurait une femme portant des rollers à talons.
Cette campagne a été mal interprétée. Premièrement, elle a été photographiée par une femme, et elle se voulait humoristique. Mais le timing était particulier car, sans que cela soit calculé, elle a été affichée lors de la Journée de la femme. Mais pourquoi les femmes ne feraient-elles pas ce qu’elles veulent de leur corps ? Faut-il être couverte de la tête aux pieds pour se faire respecter ? En tout cas, cette campagne n’était pas faite pour choquer.
Parmi les femmes qui vous ont accompagné figure Donatella Versace qui vous avait signé chez Versus. Êtes-vous toujours en contact avec elle ?
Nous nous parlons toujours et échangeons sur WhatsApp. C’est une personne que j’aime beaucoup, très maternelle et bienveillante.
Instagram a changé la donne dans l’industrie de la mode. Certains designers s’affichent beaucoup. Avez-vous envisagé un jour de le faire ?
Je préfère rester discret. Nous faisons des vêtements, nous ne sommes ni des chanteurs ni des acteurs. Cela ne correspond pas à ma personnalité de me montrer torse nu sur une plage. Et je ne suis pas du genre à prendre un selfie quand je dîne avec Catherine Deneuve. Je me sens au service d’une maison, je n’ai pas l’impression que je devrais être le centre de l’attention. Je préfère mettre en avant mes créations et mon travail plutôt que mon image.
"Sur Instagram, Je préfère rester discret. Nous faisons des vêtements, nous ne sommes ni des chanteurs ni des acteurs. Cela ne correspond pas à ma personnalité de me montrer torse nu sur une plage. Et je ne suis pas du genre à prendre un selfie quand je dîne avec Catherine Deneuve.”
Depuis votre arrivée dans la maison, vous avez dû vous lancer dans le prêt-à-porter masculin. Prenez-vous plaisir à créer pour les hommes ?
J’aime le côté formel du prêt-à-porter masculin. J’ai senti cette année que le moment était venu de faire un défilé homme et de le présenter ailleurs qu’à Paris. J’aime la ville de New York, son énergie, je m’y rends fréquemment. Les États-Unis n’ont pas toujours bonne presse en ce moment et j’avais envie d’y aller avec Saint Laurent pour rétablir une certaine balance. J’associe vraiment la maison à New York. Yves était proche d’Andy Warhol également.
Comment approchez-vous l’héritage haute couture de la maison ?
Je voulais garder l’idée que c’était une maison de couture. Cela se voit dans la beauté des détails, des finitions. Nous avons un atelier juste au-dessus de mon bureau, rue de l’Université. Il fait partie intégrante de mon processus de travail. D’une certaine façon, sur les collections principales, mon travail s’approche de la couture. Nous travaillons avec les maisons Lesage ou Lemarié, par exemple. Les collections croisière et pre-Fall relèvent davantage du prêt-à-porter. Mais je ne veux pas faire de collections de haute couture comme on l’entend dans le sens classique. Je n’aime pas l’idée du calendrier de la haute couture, c’est un concept un peu vieux à mes yeux. Je préfère faire de la couture l’air de rien.