Numéro : Votre défilé, présenté en janvier dernier, proposait un retour à l’essentiel, avec moins de logos et une palette de teintes douces. Vous avez même effacé le contenu du compte Instagram de votre marque…
Alexandre Mattiussi : J’ai eu le sentiment qu’il fallait faire un peu de ménage dans ma tête et dans notre histoire. AMI existe depuis douze ans, c’est une marque internationale qui dispose de boutiques partout dans le monde. Je trouvais important de prendre un moment pour moi, nourri aussi par mes expériences personnelles récentes. Je me suis dit que j’en avais le droit, que je pouvais le faire. L’idée était de créer une page blanche pour revenir à l’essence du propos d’AMI, que je clame depuis le premier jour, dessiner un vestiaire pour le quotidien, simple, classique, intelligent, beau et sans trop de tralala. Le système de la mode nous pousse parfois à faire des choses qui ne nous ressemblent pas vraiment, je voulais m’autoriser à m’affranchir de ces obligations.
Avez-vous eu le sentiment d’être piégé par ce système ?
En vérité, mon père est tombé très malade cet été. Aujourd’hui, heureusement, il va mieux car nous nous sommes très bien occupés de lui. Face à la maladie, au caractère fugace de la vie, je ne parvenais plus à adhérer au côté le plus superficiel de la mode. Je prends garde de conserver une bonne énergie, j’aime mes équipes, mon travail, je me sens très gâté par la vie, mais parfois nous sommes emportés dans un rythme, et nous ne savons plus pourquoi nous faisons telle ou telle chose. J’ai donc eu envie d’aller à l’essentiel : moins de communication, moins de collaborations, moins de célébrités, moins de vêtements, remettre l‘énergie et la passion dans leur plus simple appareil au centre d’AMI.
“AMI est une marque populaire, (...) généreuse et bienveillante, familiale, amicale, et mon approche reste celle-ci.”
En l’espace de douze ans, vous avez marqué les esprits avec de véritables coups de maître, comme aucune marque française indépendante n’a pu le faire. Il y a eu ces énormes affiches photographiées par Jean-Paul Goude, qui vous montraient accroché à un ballon en forme de cœur, survolant Paris. Ou la présence d’AMI dans la série Emily in Paris. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces moments marquants ?
Je me dis qu’AMI est une marque populaire, ce qui est formidable. Elle est sophistiquée, car je viens du monde du luxe. J’ai travaillé pour Dior, Givenchy et Marc Jacobs. Je veux donc proposer des vêtements de bonne facture, mais dans un contexte plus réel. AMI a très vite été reconnu par les gens. Quand je regarde la plupart des défilés, je trouve que tout est très exclusif, alors qu’à notre époque on ne parle que d’inclusivité. AMI est une marque généreuse et bienveillante, familiale, amicale, et mon approche reste celle-ci. La campagne avec Jean-Paul Goude et l’apparition du logo d’AMI dans Emily in Paris sur une montgolfière sont deux symboles relevant davantage d’un rêve de gosse.
“Face à la maladie de mon père, je ne parvenais plus à adhérer au côté le plus superficiel de la mode.”
Vous évoquez parfois la joie que vous ressentez lorsqu’une personne qui porte votre marque vous reconnaît dans la rue et vous adresse quelques mots ou un sourire complice…
Il s’agit à chaque fois d’une reconnaissance mutuelle. Je reconnais mon client, et, à travers le regard que nous échangeons, passe beaucoup de tendresse, d’amour et de bienveillance. La mode entre dans l’intimité des gens, dans leur quotidien, dans leur histoire. C’est ce que nous avons essayé de faire avec ce dernier défilé. J’ai de nouveau interrogé mes amis sur leurs besoins en matière de vêtements, sur ce qui leur faisait envie. Nous avons retravaillé des pièces qui sont aujourd’hui ancrées dans notre vestiaire, car ce sont des vêtements qui doivent rester pour toujours. Il ne s’agit pas de faire de la mode, mais d’être dans l’intimité, le confort, la proximité, la qualité et la confidence.
Votre nouveau départ, votre retour à l’essentiel, a-t-il été bien reçu par vos clients ?
Les réactions ont été très positives. Le défilé était lui-même épuré, avec un casting auquel a participé Charlotte Rampling, que j’adore. Il s’est conclu par une performance du chanteur Moses Sumney. Il en émanait beaucoup d’amour. Le défilé se tenait à l’Opéra de Paris, un endroit qui me fait rêver, car je dansais étant enfant. J’ai senti que tout était très juste.
De nombreuses célébrités accompagnent la marque, et toutes semblent être vos amies…
Effectivement, j’essaie de construire des relations sincères avec les personnalités qui nous suivent. Cela a été le cas avec Christine and the Queens, et aujourd’hui avec Isabelle Adjani, Xavier Dolan, Audrey Tautou. Nous nous croisons, nous dînons ensemble, nous nous envoyons des messages.
Vous avez coproduit plusieurs films, cette activité est-elle une sorte d’extension naturelle de votre amitié avec des personnalités du cinéma ?
Il est vrai que j’ai une affinité très naturelle avec les acteurs et les réalisateurs. Je regarde beaucoup de films, j’adore l’idée de la narration, de la pellicule, l’émotion du cinéma, le fait que cet art permette de s’inscrire dans l’éternité, contrairement à la mode. Je me suis donc retrouvé presque naturellement à coproduire des films, notamment le court-métrage réalisé par Yann Demange, Dammi [dont la bande-annonce a été présentée à Cannes en 2022, le film mettant en scène Isabelle Adjani, Riz Ahmed et Souheila Yacoub]. Il faut dire que pour moi, dès sa création, AMI était presque un prétexte pour pouvoir raconter des histoires.
“Je reconnais mon client : à travers le regard que nous échangeons, passe beaucoup de tendresse, d’amour et de bienveillance.”
Lancée en 2018, la ligne femme d’AMI a-t-elle une vraie place aujourd’hui au cœur de votre univers ?
Oui, enfin. J’ai mis du temps à la trouver. J’ai dû chercher qui était la femme AMI. Au début, elle était très masculine, elle portait des vêtements d’homme. J’ai voulu la rendre très féminine, de façon un peu maladroite probablement, mais avec beaucoup de sincérité. Pour le défilé présenté en janvier, je suis reparti de zéro : la femme AMI doit ressembler à l’homme AMI, elle porte les mêmes vestes, les mêmes pantalons, elle aime emprunter des pièces au vestiaire masculin.
Après ce prélude, quelle est la prochaine étape pour vous ?
Dans la scène 1 de l’acte I, je poursuis mon histoire, dans la continuité mais avec de petits changements. Je veux prendre un peu plus de temps pour réfléchir, pour créer, pour vivre également. J’ai la grande chance d’être bien entouré. Quand j’ai pris la décision de procéder à un “reset”, toute mon équipe m’a suivi : mon directeur général a accepté sans broncher mon idée de mettre moins en avant l’AMI de cœur [le logo alliant l’initiale A et un cœur rouges], même s’il a connu un succès fou. Aujourd’hui, on me conseille de créer une ligne pour enfants, car les petits garçons et les petites filles empruntent leurs vêtements AMI à leurs aînés. Mais le propos central de la marque est vraiment de proposer le bon pantalon, la bonne veste. J’ai 43 ans aujourd’hui. C’est formidable et j’ai encore beaucoup de choses à dire.