Il y a onze ans, le designer Cyrill Gutsch fondait Parley for the Oceans, une initiative destinée à préserver les océans de la pollution par les plastiques, en les collectant et en les recyclant. Proche des acteurs de la mode et de l’art, l’organisation mise sur la création comme fer de lance de l’innovation écoresponsable. Dans ce contexte, Dior Men présente cette année sa deuxième collaboration avec Parley for the Oceans, autour d’une collection de beachwear conçue par son directeur créatif Kim Jones à partir de plastique recyclé. Pour Numéro, les deux hommes s’entretiennent au sujet de l’avenir des océans et de l’enjeu de la biodiversité, qui tient profondément à cœur au créateur anglais.
Numéro : Vous avez présenté l’année dernière une première collection capsule de beachwear masculin, et une seconde cet été. Comment l’idée de la collaboration entre Dior Men et Parley for the Oceans est-elle née ?
Kim Jones : Ayant grandi dans plusieurs pays d’Afrique, j’ai eu la chance de découvrir le monde, enfant, quand il était en meilleure santé qu’il ne l’est aujourd’hui. J’aime plonger en mer, découvrir des poissons et des animaux rares et merveilleux. D’autre part, dans une maison comme Dior, il me semble important de s’intéresser au développement durable, et j’ai toujours eu beaucoup de respect pour le travail que mène Parley for the Oceans. Je crois profondément dans la cause que cette organisation défend. Collaborer avec elle semblait donc simplement logique. Nous sommes aujourd’hui à un moment critique où il faut faire les choses différemment, mais avec un navire aussi immense que la maison Dior, les changements de cap prennent nécessairement du temps. Je pense donc procéder collection par collection. Dans cette capsule avec Parley for the Oceans, nous atteignons 96 % de plastique recyclé.
Cyrill Gutsch : Je pense qu’il faut être un amoureux de la beauté de la mer, et des créatures qui y vivent, pour avoir vraiment de l’empathie pour la cause que nous défendons. Or Kim, en plus d’être un créateur fantastique, aime réellement les animaux. Par exemple, nous parlions tout à l’heure de poulpes avec enthousiasme. C’est la première raison de notre collaboration : quelque chose nous relie profondément. Nous abordons cela sous des angles très différents, mais nous nous retrouvons à un niveau très pragmatique pour faire avancer les choses. Car dans mon monde, celui des écologistes, il y a beaucoup de mots, de discussions et d’idéaux. On peut rêver d’un monde non toxique, mais c’est l’activité économique et commerciale humaine qui a créé le scénario cauchemardesque que nous vivons déjà aujourd’hui. C’est donc cela qu’il faut changer. Procéder article par article, collection par collection est une très bonne approche. Lorsqu’il est écoresponsable, le travail est plus long, les matières sont plus chères, et il faut ensuite savoir comment communiquer à ce sujet. Faire les choses différemment requiert de nombreux efforts. Nous avons donc besoin d’un grand talent créatif capable de donner l’exemple de ce qui peut être accompli avec tous ces efforts. C’est la raison pour laquelle nous collaborons avec Kim Jones.
On présente toujours le développement durable comme un problème à résoudre, mais vous démontrez qu’il peut aussi être source de renouveau créatif. Est-ce ainsi que vous le voyez ?
K. J. : Je pense qu’un client sera prêt à dépenser plus d’argent pour quelque chose qu’il sait être meilleur pour l’environnement. Dans une boutique Dior, les produits sont de toute façon onéreux. La première collection avec Parley for the Oceans a été très bien accueillie par les clients. C’est donc formidable de poursuivre cette collaboration, car nous pouvons la développer et l’étendre à différentes catégories de produits, notamment à la maroquinerie. Évidemment, beaucoup de temps et de recherches sont nécessaires pour atteindre la qualité attendue d’un vêtement Dior. Mais Parley a fait un travail formidable. C’est une organisation vraiment impressionnante. Un des avantages de l’industrie du luxe est que sa production est relativement faible, en termes de volume, en comparaison des industries de masse. Et chez LVMH, ces questions de développement durable sont abordées avec beaucoup de sérieux. C’est un enjeu qui compte vraiment pour mes équipes, parmi lesquelles Natalia Culebras-Cruz [responsable du design durable], Rémi Macario [coordinateur produit développement durable] et Lucy Beedeen [directrice du design], des personnes qui aiment aussi voyager, skier ou faire de la plongée, et qui sont, comme moi, horrifiées par l’état actuel de la planète. Il est important pour nous que les générations futures puissent voir les animaux magnifiques qui peuplent le monde.
C. G. : Protéger la vie est vraiment le nouveau luxe. Et dans notre effort pour y parvenir, nous allons toujours utiliser les matériaux qui sont les plus appropriés. Dans la collection de Dior Men et Parley for the Oceans, on peut dire que chaque produit mène notre bataille en première ligne.
A-t-il été très difficile d’obtenir, à partir des plastiques recyclés Parley Plastic, des tissus et des matières à la hauteur des standards de Dior Men ? J’ai lu que le travail de recherche avait commencé dès 2019.
K. J. : Le processus a été long, en effet, mais il valait mieux prendre notre temps pour obtenir un résultat vraiment satisfaisant, que nous pourrions utiliser dans la durée. Quand j’ai vu les premiers prototypes, j’étais bluffé : on n’aurait vraiment pas dit qu’il s’agissait de plastique recyclé. À ce moment-là, c’est devenu vraiment stimulant pour nous, car nous pouvions concevoir les pièces de la collection d’une manière plus naturelle et plus fluide. Il me semble tellement important de recycler le plastique : l’été dernier, je suis retourné en Indonésie où j’étais déjà allé il y a quatre ans, avant la pandémie. Cette fois, j’ai été sidéré de ce que j’ai vu sur une des îles où s’étend le parc national de Komodo : d’un côté, la belle plage vierge, et de l’autre, un amas de détritus en plastique. J’étais avec Kate Moss et d’autres amis. Nous avons pris des sacs et nous avons commencé à ramasser tout ce plastique, car c’était la seule chose que nous pouvions faire. Ce n’est certainement pas la faute des gens qui vivent sur ces îles, car ces morceaux de plastique viennent de partout et échouent sur ces plages. Cette pollution par le plastique fait vraiment partie de mes préoccupations, car j’aime la nature, et quand j’arrêterai de travailler dans la mode, je vais certainement faire de la conservation à plein temps. Nos vies sont composées de différents chapitres, et j’ai des projets sur lesquels je travaille, que je parraine. Notamment le projet de préservation d’un singe rare au Vietnam. Quand j’ai commencé, il y avait 500 animaux de cette espèce, et aujourd’hui ils sont plus d’un millier. Quand je ne travaille pas, je veux être dans la nature, dans la savane, ou aller sous l’eau voir des requins, des tortues, des hippocampes pygmées, toutes ces belles créatures. Cela peut sembler très contradictoire avec ma profession, mais je ne pense pas que cela soit le cas. Je sais que je peux aussi aider, je soutiens par exemple des communautés au Kenya. Ces choses-là me passionnent. C’est l’héritage que j’aimerais laisser.
C. G. : Je n’y vois pas de contradiction, bien au contraire. Pour moi, c’est une alliance très logique et je ne suis pas d’accord avec ceux qui se montrent sceptiques face aux nouvelles démarches de l’industrie du luxe visant à protéger et à prendre soin de la nature. Nous vivons aujourd’hui une nouvelle étape de démocratisation de la protection de l’environnement. Il fallait commencer par le sommet de la pyramide, car c’est là qu’œuvrent les personnes qui peuvent réellement prendre les décisions les plus importantes. Ce sont aussi les personnes qui peuvent mener à bien les phases de recherche et développement des matières durables, et en supporter les coûts souvent élevés. Car notre matériau n’est malheureusement pas abordable pour la plupart des entreprises. Travailler avec l’industrie du luxe est aussi une assurance que les produits n’atterriront pas dans une décharge, parce qu’ils sont revendus ensuite sur un marché de seconde main, ou parce que les clients les gardent pour toujours. Il y a donc de nombreuses raisons pour lesquelles nous travaillons avec le luxe. L’une d’elles est que nous pouvons créer ainsi de la valeur. Et dans un deuxième temps, les innovations engendrées par le secteur du luxe sont démocratisées pour le plus grand nombre.
K. J. : Cela vous permet aussi de développer votre technologie pour qu’elle devienne, au bout du compte, abordable et accessible à différents secteurs de marché. Commencer par le haut de la pyramide permet d’établir une icône, un exemple, et ensuite de démocratiser votre matériau.
C. G. : Tout à fait. La mode et l’art sont l’équivalent, pour nous, de l’industrie spatiale ou de notre écurie de formule 1. Et l’industrie de la mode est l’une des rares où un designer peut avoir autant de pouvoir. Dans la plupart des entreprises, les créatifs doivent plus ou moins obéir. Pour moi, la mode est le dernier royaume du design.
“Si vous portez des vêtements Dior Men, vous les apprécierez d’autant
plus en sachant qu’ils sont faits avec du plastique retiré de la mer et recyclé. Participer à sauver la planète fait aussi partie du rêve.” Kim Jones
Avez-vous ce sentiment, Kim ?
K. J. : Si vous proposez une idée de collaboration écoresponsable comme celle-ci, on vous répondra tout de suite : “Oh, mais ça va coûter cher.” C’est alors à vous de convaincre vos collaborateurs : “Je sais, mais cette démarche va plaire aux clients.” Il faut se fier à son instinct. Les gens ont été enfermés pendant près de deux ans du fait de la pandémie. Que veulent-ils faire aujourd’hui ? Ils veulent aller voir le monde. Mais lorsqu’ils constatent les problèmes du monde, ils veulent aussi apporter une aide, parce que tout le monde a de la compassion. Les gens lancent des pétitions, par exemple. De nombreuses personnes mènent une action à leur échelle. Quand je rencontre quelqu’un d’influent, de puissant, je parle toujours d’environnement avec lui. Je lui parle des projets que je mène en Afrique et au Vietnam, et de ce que je veux faire dans le futur. Si cette personne n’y est pas très sensible, j’invoque généralement ses petits-enfants qui ne pourront pas voir les beautés que leurs aïeuls ont connues. Dans vingt ans ou dans cinquante ans, je ne serai peut-être plus là, mais cela m’est égal, car il me paraît important de lutter pour l’avenir du monde.
C. G. : Et aujourd’hui, le temps nous est compté. Nous avons vu, au cours des dix dernières années, le déclin rapide de la biodiversité. Je le constate de mes propres yeux, je n’ai même pas besoin de regarder les statistiques scientifiques. Et les dix, peut-être même les cinq prochaines années marqueront hélas une autre chute drastique. Nous sommes si nombreux sur cette planète, nous tuons et nous polluons. Il faut s’attaquer urgemment à la source d’une partie de ces problèmes : les matériaux. Nous sommes au cœur d’une révolution matérielle, de la même manière que nous avons tous vécu la révolution numérique. Le recyclage en est un aspect, et il jouera toujours un rôle car la nature est maîtresse dans ce domaine. De nouveaux matériaux naîtront également. L’ingénierie cellulaire peut produire des cellules artificielles en laboratoire. Ce sont des évolutions que nous pouvons piloter. En attendant de trouver les matériaux parfaits, il faut faire ce que l’on peut faire aujourd’hui.
K. J. : Chacun fait ce qu’il peut faire. Je n’ai pas le savoir-faire technique pour proposer de nouveaux matériaux, mais j’ai trouvé le créneau qui me permet d’agir à mon niveau. J’adore emmener des gens dans des endroits du monde où ils ne sont jamais allés auparavant, ce qui leur donne l’envie de s’engager aussi. Nous avons perdu 6 % des mammifères et des vertébrés depuis 1960. C’est énorme, mais il reste encore beaucoup de nature sauvage, notamment en Amérique, au Canada. Mais aussi par exemple au Congo. Il s’agit également d’accompagner les collectivités pour qu’elles puissent sauvegarder la nature. Ces territoires et leurs ressources ne nous appartiennent pas. Nous, les Occidentaux, avons déjà essayé par le passé de nous les accaparer, ce n’est pas juste ni éthique. Mon père m’a beaucoup appris sur l’Afrique. Il y a vécu pendant quarante ans, et il m’a enseigné que le racisme était indéfendable. Il a travaillé pour l’ONU en tant qu’hydrogéologue, pour apporter de l’eau aux populations qui en manquaient. Il ne cherchait pas à faire de l’argent, il faisait des choses utiles pour les communautés. Avant sa mort, sa dernière mission a consisté à restructurer les forêts situées au bord du Sahara pour les protéger, afin que le sable du désert ne vienne pas les envahir. Il étudiait aussi différents types d’oxydes pour refroidir l’air, et des choses comme ça.
Cyrill, vous parliez de la révolution des matériaux. Quelle place les matières naturelles issues de l’agriculture biologique jouent-elles dans cette révolution ?
C.G. : La nature contient tant de ressources plus durables et renouvelables. Comment pouvons- nous créer le tissu le plus étonnant à partir de cellules extraites d’un corail ? Ou comment pouvons-nous utiliser une fibre naturelle à cent pour cent provenant du chanvre de Manille ?
K. J. : Ses ressources peuvent aussi aider la médecine. Il existe probablement une plante qui permettrait de guérir le cancer.
C. G. : C’est un point très important. Pendant trop longtemps, nous avons eu le sentiment que nous savions tout, et que nous étions bien plus intelligents que la nature. Et parfois nous pensions même l’avoir améliorée. La vérité est que, comme vient de le dire Kim, nous avons à peine commencé à percer ses secrets. Elle détient tellement de merveilles qui peuvent guérir les maladies : des enzymes, des organismes qui peuvent résoudre des problèmes que nous avons, ou que nous ne connaissons même pas encore. C’est un monde merveilleux. Et pendant trop longtemps, nous avons été arrogants. Aujourd’hui enfin, espérons-le, nous comprenons qu’il faut collaborer avec la nature au lieu de la détruire.
K. J. : Je suis allé plusieurs fois en Amazonie, dans la forêt et sur le fleuve Amazone, et lorsque vous parlez avec les habitants locaux, ils vous montrent des plantes et vous expliquent quels bienfaits elles apportent à leur communauté. Il faut retourner à la nature, y compris pour notre santé. Évidemment, la médecine traditionnelle est incontournable, mais la planète détient probablement tous les bienfaits que nous recherchons. Est-il vrai, Cyrill, que seuls 5 % des eaux profondes ont été explorés ?
C. G. : C’est cela, 5 %. Nous en savons plus sur l’espace que sur les océans. Nous ignorons toujours le rôle que jouent les créatures qui les peuplent. Nous pensions qu’il n’y avait pas de vie dans les profondeurs marines, et nous avons découvert qu’il y en a. Nous croyons en la science, mais il existe d’autres sources de connaissances : celles des communautés autochtones que nous n’avons souvent même pas considérées parce qu’elles ne sont pas consignées dans des livres aux pages blanches. Elles maîtrisent des savoirs que nous ne comprenons toujours pas d’un point de vue scientifique. Il y a donc un fossé entre ces connaissances venues de la nature, et la science humaine, un fossé qu’il faudrait combler.
“Faire les choses différemment requiert de nombreux efforts. Nous avons donc besoin d’un grand talent créatif capable de donner l’exemple. C’est la raison pour laquelle nous collaborons avec Kim Jones.” Cyrill Gutsch
Lorsque vous avez lancé Parley for the Oceans, on n’évoquait pas encore le péril lié aux sécheresses, la pénurie d’eau. Aujourd’hui, tout le monde est conscient de ce danger qui nous guette.
C. G. : Lorsque nous avons commencé notre action, les gens nous prenaient pour des fous. Aujourd’hui, la perspective est différente. Il est vain de croire qu’on pourra vivre protégé des problèmes du monde, dans une communauté fermée, car tout le monde sera impacté. À cet égard, la pandémie que nous venons de vivre était un petit avant-goût de la puissance de la nature. Kim, la mode doit vendre du rêve. Comment concilier cela avec une préoccupation pour l’environnement ?
K. J. : La mode vend du rêve, mais le rêve doit être connecté à une réalité, car sinon il pourrait très vite virer au cauchemar. Si l’on parvient à intégrer dans la mode une sensibilité pour l’environnement, on crée toujours du rêve, mais en pensant à l’avenir. Les défilés que je présente dans le calendrier des collections, en janvier et en juin, constituent l’espace du rêve, car c’est là que nous jouons avec les codes de la maison, que nous pouvons broder et embellir les tissus. Parallèlement à cela, il existe des collections vouées à résoudre des problèmes de garde-robe qui permettent aussi d’aider Parley for the Oceans, ou d’autres organisations, à diffuser leur message. Si vous allez en Indonésie, aux Philippines ou aux Maldives, et que vous portez des vêtements Dior Men, vous les apprécierez d’autant plus en sachant qu’ils sont faits avec du plastique retiré de la mer et recyclé. C’est un sentiment positif. Et c’est ce que font les vêtements : ils aident les gens à se sentir bien dans leur peau. Participer à sauver la planète fait aussi partie du rêve.
Collaboration Dior x Parley for the Oceans, disponible.